Je me suis rendue à l’entrevue ne sachant pas trop à quoi m’attendre. Je me souviens de ce que je portais — probablement la seule chose dans ma garde-robe qui pouvait accepter le qualificatif de professionnel. Fondamentalement, je ne savais pas vraiment c’était quoi, une galerie d’art contemporain. Tout ce que j’avais vendu dans le passé, c’était des cafés. Quand on m’a demandé qui était mon artiste contemporain préféré, j’ai répondu le seul nom que j’avais retenu de mon cours d’art actuel : Damien Hirst. J’aimais ses pilules. J’ai déposé mon analyse scolaire des Époux Arnolfini sur la table en verre, pis je suis partie, intimidée. On m’a prise comme stagiaire ; j’avais beaucoup à apprendre, mais je parlais bien anglais.
Ce n’est qu’une fois rendue à l’épicerie que j’ai réalisé que je n’étais plus chez moi. Pourtant, c’était la même grande surface, celle qu’on confond avec le transport en commun. Passons outre le fait qu’ici tout est une piasse plus cher — c’est pas ça qui m’a frappée. C’est le yogourt. À Toronto, consommer local ne signifiait plus acheter la marque de yogourt qui n’est pas une marque de yogourt ; c’était acheter du yogourt ontarien. Choquant.
À partir de ce moment-là, j’ai pas mal traîné au Belgo. Beaucoup de sandwichs au thon du café d’en bas. Mes étés passés à peinturer des boîtes à fleurs et à jouer de la perceuse se sont avérés fort utiles. J’ai appris tout le reste sur le tas, pis je pense que j’avais un certain talent pour écrire des communiqués de presse, mais je vivais pas de mes commissions. J’ai grimpé les échelons de stagiaire à lave-vaisselle, à technicienne, à rédactrice, à web designer, à comptable, à assistante, à confidente, à commissaire. J’ai été, grosso modo, la seule employée de la galerie pendant trois ans et demi, i.e. le tiers de son existence.
Ça faisait plus ou moins quarante-huit heures que j’étais arrivée — peut-être quelque huit jours. La rentrée et sa pléthore de vernissages. Je croise une connaissance, une Québécoise qui habite Toronto depuis mille ans et quart. Elle m’adopte, me traîne partout pendant un weekend, me raconte les potins concernant la belle-sœur de Margaret Atwood, la récente conférence à la AGO, la vie sexuelle de la famille Eaton, l’hypothèque du dernier galeriste à s’être établi dans le West End, les brosses de la directrice d’un centre d’exposition. Cette femme connaît tout le monde de l’art contemporain, et n’en a jamais fait partie autrement qu’en le côtoyant à chaque occasion qui se présente. J’étais un peu étourdie — c’est tu moi, ou ça sent le cash ?
Faut dire qu’il n’y a pas grand monde dans le milieu montréalais qui vit de ses commissions, non plus. Peu de galeristes et encore moins d’artistes y arrivent. On pourrait blâmer une tradition qui n’encourage pas la philanthropie, l’héritage culturel, le mécénat. On pourrait pointer du doigt les collectionneurs, leur petit nombre, leur manque de témérité. On pourrait accuser le gouvernement de couper dans les budgets d’acquisitions des institutions et de promettre le reste. On pourrait sacrer contre les financiers qui encouragent une vision de l’art comme investissement. On pourrait lutter contre le capitalisme qui récupère tout ce qui lui tombe sous la main invisible et le tourne en divertissement, en style de vie. On pourrait s’emporter.
Les galeries déménagent vers l’ouest, agrandissent dans des entrepôts rénovés ou ouvrent carrément. Je vous jure, une galerie commerciale a ouvert ses portes cet automne. D’ailleurs, et plus généralement, je n’ai jamais vu une rotation de locaux commerciaux aussi rapide. Les restaurants ouvrent et ferment au rythme de mon cycle menstruel. J’ai vu trois foodies se lancer et se péter la gueule dans le même local en dix-huit mois. Je suis pas très régulière, vous direz — ça doit être le stress.
Les galeries déménagent. Le Belgo se vide depuis la ruée vers le Pôle de Gaspé. On a encarcané les centres d’artistes dans un couloir vitré, avec un bail d’une génération. Avant ça, il y a eu un mouvement vers le Sud-Ouest. Les Territoires ont fermé leurs portes au cinquième étage du Belgo et profitent d’un moment intermédiaire hors les murs pour réfléchir au modèle du centre d’artistes tel qu’il a été porté jusqu’à ce jour. La Galerie Donald Browne, en face, peut-être emportée par le souffle de cette danse macabre, a décidé de ne pas renouveler son bail cette année. La Galerie et les Ateliers Graff abandonnent la rue Rachel, et Pierre-François Ouellette prend le relai. Tout ça reste à suivre.
Quelque chose qui a vu le jour récemment et qui perdure, par contre, c’est 8eleven : un collectif d’artistes qui a reçu une mise en demeure de la part de la chaîne de dépanneurs pour plagiat de leur logo. Installé sur quelque chose comme le boulevard Saint-Laurent, en plein cœur de Chinatown, entre un fleuriste de bonzaïs et un magasin de souvenirs canadiens, 8eleven est l’incarnation du DYI. On pourrait argumenter que l’institution en tant que telle est une œuvre qui se joue de la marchandisation de l’art, ou une tentative à l’art relationnel guérilla, ou quelque chose des deux. Ma première fois, c’était un 5 à 7 bière et sauna sec dans la cour. Une poète queer nous entretenait, moi et une cinquaine d’autres corps suants, d’écriture et de l’importance d’être assez. La conversation, même modérée, a pris la tangente qu’on lui soupçonne : c’est la déshydratation devenue insupportable qui nous a extirpées d’une discussion animée sur le polyamour. Dix minutes et quelques mois plus tard, le sauna n’est plus, mais le vin est 6 $ (un bargain ici), y’a un feu dans la cour, le rouleau de PQ est vide, le plancher de tuiles est sale, et l’installation multimédia dans la vitrine est accompagnée d’un poster-publication subventionné par le conseil des arts de la ville.
Ce que j’en retiens, c’est ceci : la dépendance aux programmes de subventions étouffe. Le soutien au fonctionnement est saturé. La programmation des galeries et des centres d’artistes suit les programmes gouvernementaux, quand ça devrait être le contraire. La viabilité d’un espace de galerie au centre-ville est une lutte. La viabilité, vraisemblablement, d’un espace de galerie tout court. Paraît que dans certains bureaux, là-haut, les choses bougent doucement. Ça aussi, à suivre.
Meanwhile, sur le bord du grand lac, les choses se passent. Les choses se passent tellement qu’on te répond en pleine face d’envoyer ta question par courriel : looking forward to that email. Le culte de la busyness est insidieux : it’s because we care about what we do. Les gens parlent en coulisse d’épuisement professionnel, et seuls ceux qui se suffisent de trois heures de sommeil par nuit tout en faisant de la drogue le weekend sont couronnés de l’aura de la réussite. Cue les colloques internationaux, les biennales trans-inclusives, les projets d’art public autochtone, les conférences queers, les Toronto-based toute. Ça se passe. On se fait pitcher des cartes d’affaires : Si t’as besoin d’argent, appelle-moi. Vous me direz que j’exagère — c’est pas faux. Les choses passent.
On jase. Le modèle d’exposition dans un espace est-il encore valide ? Si la mission d’une galerie (peu importe son allégeance financière) est de donner une visibilité aux artistes et de nourrir un réseau, est-ce que ça pourrait pas se faire autrement ? À travers événements, lectures, ateliers, visites, échanges, peut-être. Quelle est la valeur, de nos jours, d’accrocher une œuvre sur un mur blanc — vraiment ? D’installer une œuvre dans un espace plus blanc que Blanc ? J’aimerais brasser la cage de l’idée qu’on se fait d’une galerie.
Ça fait trois ans que je vis par écran interposé. Ma vie sociale et professionnelle commence trop souvent par une petite toune qui sonne creux. J’ai même développé un langage pour en parler. Je présente ça demain dans un colloque sur la traduction. C’est méta, vous aimeriez ça. Cmd+Maj+3.
Je reviens avec une envie de plier les murs un peu (plus). Faire des barbeaux. Ouvrir les portes. Se réunir. Parler — pour vrai, on se parle pas assez. S’essayer à l’autonomie financière, pourquoi pas. Ne pas avoir peur d’installer une chaise de coiffeuse et de lire de la poésie dans la cour, sur le pignon, sur le trottoir. Pas n’importe quoi : du contact humain.
Article par Charlotte Lalou Rousseau.