Malgré nos critiques assassines, l’Opéra de Montréal réitère ses invitations. Ne nous y trompons pas, ce n’est pas qu’ils y prennent goût, c’est qu’on fait bien leur affaire en parlant de leur programmation auprès d’un public qui n’est pas, a priori, acquis à l’opéra. Et bien que sérieusement tiraillée par cette récupération, j’ai tout de même accepté de me rendre à la première représentation de Dead man walking.
Issu d’un fait réel et co‑écrit par une religieuse étasunienne, Sœur Helen Prejean, l’opéra m’a été présenté sur papier comme une véritable opposition à la peine capitale. Curieuse de voir une pièce abordant ce sujet difficile, je me suis laissée prendre à nouveau dans la gueule du loup.
D’habitude je suis fâchée contre l’Opéra de Montréal. On ne sait jamais trop ce que l’on va voir, on essaye de ne pas trop réduire l’horizon d’attentes, mais ça finit toujours mal. Ce soir là, c’est au pire du pire que j’ai assisté, à une ignominie. Et je pèse mes mots.
Durant le premier acte et ce jusqu’au baisser de rideau pour l’entracte, j’ai voulu laisser une chance à l’opéra composé par l’américain Jake Heggie. Cette première partie, je ne l’ai pas trouvée si mauvaise que ça, car mon espoir était tel que je misais tout sur la seconde moitié. L’histoire en deux actes est on ne peut plus simple : un voyou du nom de Joseph Desrochers (Étienne Dupuis) viole et assassine une jeune fille, se retrouve dans le couloir de la mort et une sœur (Allyson McHardy) opposée à ce qu’on le tue légalement vient l’accompagner dans sa repentance et l’acceptation de son destin tragique.

Pendant l’entracte, mon bilan faisait état de deux scènes sur onze relativement surprenantes : le prologue, par sa vitesse, son esthétique et la violence exacerbée, m’a pris à la gorge; la dernière séquence, mettant en scène l’hallucination de Sœur Helen grâce aux jeux de lumières et de chants et chuchotis entremêlés, était poignante. Le reste n’était pas d’un grand intérêt sinon pour la voix de la mezzo-soprano, Allyson McHardy. Ces deux scènes nous procurent l’occasion de mener une réflexion sur le genre de l’opéra ainsi que sur sa modernisation : comment l’opéra peut-il se renouveler en jouant sur ses codes? Pour l’amatrice d’opéra que je suis, je fus très surprise d’entendre deux types de musiques s’affronter, à savoir l’orchestre et des musiques enregistrées de type émissions musicales radiophoniques. Également, était frappante l’intermédialité entre l’opéra, la comédie musicale et le film hollywoodien. La scène liminaire, faiblement éclairée, constituait littéralement une réplique d’une séquence d’un teen movie. Elle exploitait et transformait pour l’opéra le motif cliché de deux adolescents au bord d’un lac qui se font surprendre en pleine nuit en train de batifoler et se font mortellement agresser. Aussi, la musique jouée par l’orchestre était, pour de nombreuses et longues séquences, tout à fait comparable à une bande son filmique : de mon aveu prosaïque, j’ai cru reconnaître quelques morceaux de Maman j’ai raté l’avion. Enfin, certains acteurs tels Étienne Dupuis (Joseph De Rocher, le condamné) glissaient de temps en temps dans un chant plus proche de la comédie musicale notamment lors de la scène dans laquelle il scande « Everything gonna be all right » avec de faux airs de Michael Bublé.
Au fond, cette brève réflexion développée sur la modernisation de l’opéra, l’entrelacement des genres et la transmédiatisation, n’était qu’une manière de repousser l’analyse de l’argumentaire abolitionniste sur la peine de mort que j’attendais et qui, en vérité, n’avait pas encore fait ses preuves. Certes, au premier acte, Sœur Helen dit clairement (bien que vite) qu’elle s’oppose à la peine capitale, mais son unique argument se résume à s’en remettre à Dieu pour toute chose : « Seul Dieu sait et pardonne », « nous sommes tous des enfants de Dieu quoique nous ayons fait », « Dieu est rassembleur ». Une confrontation éclate lorsqu’elle rencontre les parents de la victime qui la culpabilisent et lui reprochent d’être du mauvais côté, d’aider le meurtrier en lui assurant un soutien spirituel, d’aider la mère éplorée du condamné à mort. Qui les soutient à eux, demandent-ils, eux qui ne verront plus jamais leurs enfants, eux qui veulent que « justice » soit faite? À partir de là, je me dis que ça peut être intéressant, qu’on sortira enfin du ressassement d’un tourment religieux, que ça ne peut pas en rester là, car si l’argumentaire ne s’étoffe pas, si l’on en reste aux bondieuseries premier degré, on aurait vite fait de s’arrêter au chagrin des parents en deuil et être d’accord avec eux : Joseph doit mourir.
Au second acte, j’espérais vivement qu’un argumentaire bien articulé se développe, que le débat se mette en place et que se révèle à nous la figure de l’engagement discursif contre la peine de mort. On nous avait assez fait languir, on se disait même que l’Opéra avait joué gros dans sa campagne médiatique, et que finalement, en abordant un tel sujet et en ayant placé un petit kiosque d’Amnistie Internationale à la sortie, la programmation n’était pas si obscène que ça. Que nenni, nada, rien! Dès l’ouverture du second acte, on nous sert des jérémiades, des états de consciences de la religieuse, des apitoiements larmoyants, du bon pathos de mauvais film. Joseph De Rocher finit par se confesser, demande le pardon à la famille des victimes avant l’injection létale et leur dit explicitement espérer que sa mort pourra les apaiser. Le condamné meurt sous nos yeux sur fond de chants religieux. Baisser de rideaux.

Effarement, stupeur, vient-on de voir ce que l’on vient de voir? La morale de l’histoire était bien celle d’un homme assassiné légalement, qui demande le pardon et dont la mort servira à soulager la famille des victimes. La nonne quant à elle aura tenté de s’opposer à la loi mais sans grande conviction discursive ou gestuelle, plus chagrinée par le fait qu’elle ne puisse pas aider tout le monde. Oui, elle aura combattu en prônant la foi de Dieu, mais ce n’est pas assez.
J’ai essayé de relativiser mais je peine à trouver des arguments pour expliquer le conservatisme, l’emprise du religieux et finalement une forme d’acceptation de la peine de mort grâce au pardon et à la parole de Dieu. D’aucuns me diront qu’il ne s’agit là que d’une fiction et que je n’ai pas assez suspendu mon incrédulité. Je répondrais à ceux-là que, s’il ne faut pas oublier que l’histoire est tirée d’un fait réel et que la co‑auteure est connue pour son combat contre la peine de mort en vertu de ses nombreuses interventions médiatiques, on ne peut malheureusement pas omettre qu’on ne milite pas contre la peine capitale avec des croix et des ave maria – du moins pas seulement. En terme de communication, le message de l’opéra n’apportait aucun argument raisonnable. Et l’argument de raison est précisément ce qui fait défaut lorsque les politiques conservatrices et rétrogrades remettent en question des acquis fondamentaux telles que l’abolition de la peine capitale, l’avortement, etc. En 2010, plus de la moitié des Canadiens sont en faveur de ce type de condamnation. En 2011, Harper réaffirme son penchant. Dois-je continuer?
Certes, je n’ai pas beaucoup parlé de la forme de l’opéra, sa mise en scène, son jeu d’actrices et d’acteurs, les décors, l’éclairage, qui en soi n’étaient pas si mal choisis par rapport aux représentations précédentes et parfois même inattendu – en passant, cet argument de comparaison entre le moins mauvais et le médiocre ne tient pas très longtemps. Mais avec ce thème difficile qu’est la peine de mort, on serait tenté de se demander si le fond ne prend pas toujours le pas sur la forme. Et qui plus est, la forme doit être savamment orchestrée et redoubler de force afin de s’arrimer à un tel sujet. En fin de compte, l’Opéra de Montréal m’a montré une pièce faiblarde sur la forme, très ambiguë sur le fond, et lorsqu’on milite contre les meurtres légaux qui se perpétuent encore dans de nombreux pays ce n’est pas assez, c’est même au raz des pâquerettes. La peine de mort n’est pas un sujet léger, on ne peut pas le traiter à moitié : l’engagement doit être ferme et « qui ne dit mot consent ». L’Opéra de Montréal est à nouveau tombé bien bas ce soir là – décidemment c’est une habitude – en présentant une pièce plus que conservatrice, obscurantiste. C’est à croire que la Révolution tranquille n’est jamais advenue.
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Dead Man Walking à l’Opéra de Montréal, jusqu’au 16 mars 2013. À compter de 50 $.
Article par Emmanuelle Caccamo.