Il y a de ces écrivain·e·s dont j’ai l’impression que l’œuvre m’accompagne en me jetant des regards complices. J’anticipais grandement Maquina, le dernier roman de Lula Carballo : j’ai relu trois fois Créatures du hasard (2018, Le Cheval d’août) et j’avais hâte de redécouvrir la clairvoyance douce-amère et la plume adroite de l’autrice. En me plongeant dans son nouveau roman, j’ai reconnu les thèmes de son premier livre, mais ceux-ci ont été approfondis, ont pris en maturité.
Maquina est paru le 13 mars 2024 chez Leméac. Le livre est composé de fragments narratifs d’une à trois pages chacun. C’est l’histoire de Luz, une employée dans un casino d’où il est presque impossible de sortir. Rapidement, Luz s’entiche de madame B., à qui elle s’adresse au « vous » à même la narration. Le goût de connaître cette dame élégante s’entrelace aux tendances obsessionnelles de la narratrice. Or, ce besoin de contrôle dépasse la psychologie de Luz : non seulement les lieux enferment tous les personnages du roman dans une structure circulaire (le casino est désigné comme un « cirque glauque[1] », et cet oxymore entre le luxe et le dégoût se déploie partout dans le livre), mais les personnages eux-mêmes sont informés par la narratrice qu’ils se retrouveront dans son roman. Même un chauffeur de taxi[2] participe directement à la construction du récit, à la stratification de la fiction. Les mots sont déclarés en tant que matériaux et tout discours devient synonyme d’agentivité.
Dans le roman, le regard est ce qui à la fois structure et confine — c’est la machine. Se présente alors une critique sociale de la disparité entre les classes. Le recours à l’argent pour (sur)vivre force les êtres humains à une quête de la richesse qui ne bénéficie finalement qu’à la classe dominante. C’est un jeu perdu d’avance pour les gens comme Luz, étudiante en littérature qui devrait penser à « exceller dans un autre domaine […] mieux rémunéré[3] ». De plus, grâce à sa sensibilité au thème de la dépendance au jeu, Carballo parvient à mettre en lumière le pouvoir qu’ont les conditions matérielles d’existence sur la capacité à agir sur son désir : parfois, on triture le vide pour l’empêcher de signifier absence.
« Je devine l’illusion qui animait mes aïeules : elles rêvaient d’échapper au cercle de la pauvreté extrême. Elles imaginaient une existence meilleure. Mais dans votre cas, il s’agit peut-être d’une distraction, d’une fuite. Je sens que vous fréquentez ce lieu pour échapper à une composante de votre quotidien, mais j’ignore laquelle. Ce qui m’attire chez vous, c’est votre capacité à sublimer la déchéance, dont je suis témoin.
Je tente de comprendre les raisons qui vous poussent à revenir, nuit après nuit, dans cet espace où nous nous laissons éblouir par les néons et le bruit sans fin. Nous avalons tout. Personne ne nous voit vomir. Personne ne connaît l’ampleur de nos dettes. Nous restons dignes, grâce aux masques que nous portons[4]. »
Il semble impossible d’échapper à sa classe sociale, mais aussi à soi-même : « Lorsqu’on est riche, on peut difficilement être autre chose[5]. » L’obsession de Luz pour madame B. l’emprisonne dans sa tête, car elle s’occupe constamment à l’imaginer. Le motif particulièrement queer du regard, celui de l’attachement trop problématique à exprimer à travers le corps et les mots, s’enfile alors à l’univers méta de Maquina. De plus, la dame et la narratrice viennent à se confondre à travers leurs échanges : les dialogues et les courriels ne sont pas rattachés à leur interlocutrice et s’enchaînent sans pause, comme un fil de pensée. C’est à se demander si madame B. n’est pas inventée de toutes pièces.
La question de l’authorship, laquelle occupe une place importante dans le récit, s’aperçoit jusque dans le reflet de l’espagnol dans les tournures de Carballo. Cet effet de style amène l’idée en dehors du livre : la tension entre vérité et fiction engage Maquina dans un dialogue avec le récit Créatures du hasard et potentiellement avec tout le travail artistique de l’autrice. À la suite de ma lecture, je crois que Lula Carballo nous invite à remettre en question ce qui organise nos vies et nos psychés, à déterminer si l’on fait bel et bien confiance à la main ou alors au jeu d’ombre.
[1] Lula Carballo, Maquina, Montréal, Leméac, 2024, p. 17.
[2] Ibid., p. 174-175.
[3] Ibid., p. 49.
[4] Ibid., p. 41.
[5] Ibid., p. 57.
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Carballo, Lula, Maquina, Montréal, Leméac, 2024, 192 p.
Article rédigé par Mathilde Pelletier