Thursday

17-04-2025 Vol 19

Aveugles face au prodige

Au milieu d’une masse de gens pressés se pressant pour entrer dans le wagon de métro, stressés et le regard vide, vous ne l’avez pas remarqué. Pourtant, tout comme moi, vous avez probablement été si près de lui que vos corps se sont touchés, entassés et anonymes parmi les autres. C’était peut-être à l’heure de pointe, pour vous rendre au travail ou à l’école. Lorsque vous avez croisé son regard, pourtant d’une présence réservée aux grands interprètes de ce monde, vous n’avez pas cillé. Mal à l’aise, vous avez baissé les yeux afin de vous concentrer sur le genre d’inepties que l’on vous distribue à l’entrée des stations. Ni particulièrement grand, petit, gros, mince, jeune ou vieux, vous lui avez préféré la chanson du moment que vous écoutiez distraitement sur votre baladeur. Il ne demandait qu’à nous rencontrer et peut-être, un jour, devenir l’un de vos grands amis. Mais rien de tout cela n’est arrivé. C’était pourtant un invité qui venait de loin, la politesse la plus élémentaire nous aurait suggéré de lui faire bon accueil. Pour nous, il a quitté les siens, famille et amis dont il était si près. Dans l’ingratitude de notre individualisme, il aura fallu une grande scène pour se rendre compte de son existence. Pour le rencontrer, il nous aura fallu payer un billet pour le voir de bien plus loin que la première fois. Et une fois que nous nous serons enfin tus pour écouter son histoire, que nous nous serons rendus compte de son talent prodigieux, il aura désormais bien d’autres chats à fouetter que de converser avec nous. Son nom est Christian Essiambre, anonyme parmi nous, sublime sur la scène. Il vient de l’Acadie, ne parle pas le Chiac et de passage au théâtre d’Aujourd’hui, nous offre sans conteste le meilleur spectacle d’un seul homme de l’année, sinon de tous les temps.

Les trois exils de Christian E. (Crédit photo: Nicola-Frank Vachon)
© Nicola-Frank Vachon

Ce passage, directement tiré de la pièce Les trois exils de Christian E., relate une partie de l’histoire réelle de Christian Essiambre, comédien acadien venu tenter sa chance à la grand’ville. Il n’est qu’une anecdote infime de l’épopée que constitue sa vie (« malgré les coins ronds de la fiction »), relatée en l’espace d’une heure vingt. Avec une chaise pour seule partenaire de jeu, sur une scène entièrement dénudée, Essiambre présente ici un véritable tour de force. Entre une enfance passée à McKendrick, Nouveau-Brunswick, dans la camaraderie de ses trois cousins du même âge, les auditions manquées pour Fido, les cours de mime (que sa mère appelle « mimique ») et une vie virtuelle passée sur des jeux vidéos insipides, ce vibrant solo semble pourtant n’avoir rien d’étonnant jusque-là. Mais Essiambre a un tel don pour le conte que ses histoires deviennent plus passionnantes au moment où il les transmet qu’au moment où il les vit.

Les trois exils de Christian E. (Crédit photo: Nicola-Frank Vachon)
© Nicola-Frank Vachon

Écrit avec Philippe Soldevila (qui s’occupe également de la mise en scène), on retrouve dans les Trois exils de Christian E. une grande intelligence du texte, un humour exceptionnel et une vision des sociétés, acadienne comme québécoise, d’une acuité surprenante. Mêlant le particulier à quelques notions d’histoire, Essiambre fait de son propre exil le reflet de celui qui a frappé son peuple entier. À un rythme affolant, le soliste passe du coq à l’âne sans jamais perdre son public, véritable équilibriste. Un moment, il cabotine avec son médecin, tournant le dos au public. L’instant d’après, nous faisant de nouveau face, il reprend le récit tragique qui le lie à ses cousins avec une intensité dramatique prodigieuse qui ne fait que croître au fil du spectacle pour se conclure en un paroxysme sublime. Chacun des personnages évoqués est joué par lui, avec le même talent, égal dans son excellence. Chacun d’entre eux a sa gestuelle propre, son accent caractéristique. Si Essiambre n’était pas un comédien exceptionnel, il serait un imitateur hors pair. Parfaitement à l’aise dans son corps, chaque mouvement étant d’une précision chirurgicale, le spectateur en vient à se demander si un jour, ce spectacle d’un seul homme pourrait être joué par un autre.

Les trois exils de Christian E. (Crédit photo: Nicola-Frank Vachon)
© Nicola-Frank Vachon

Bien que sa performance devait être tout autant exceptionnelle dans La Sagouine (pièce dans laquelle il a joué Tom Pouce durant de nombreuses années), empressons-nous de remercier l’ambition qui l’a poussé à venir conquérir les théâtres québécois. Et repentissons-nous tous de ne pas avoir braqué nos projecteurs plus tôt sur ce comédien et offrons-lui, comme ce fût le cas à la première, une ovation debout qui l’obligera à revenir saluer sur scène quatre fois plutôt que trois.

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Les trois exils de Christian E. de Philippe Soldevila et Christian Essiambre du 15 janvier au 2 février, Théâtre d’Aujourd’hui. M.E.S. de Philippe Soldevila.

Thomas Dupont-Buist

Jadis sous les projecteurs, il lui aura fallu un certain temps pour se rendre compte que l’on était finalement bien mieux parmi le public, à regarder le talent s’épanouir. Un chantre des arts de la scène qui aime se dire que la vie ne prend tout son sens que lorsqu’elle a été écrite.