L’être humain est caractérisé par cette spécificité de ne pas pouvoir échapper à ses propres réflexions. Plus souvent qu’à leur tour, les pensées sont des pulsions incontrôlables qui nous chatouillent l’esprit, grattent la surface et visent parfois là où c’est douloureux.

C’est sur ce flux incontrôlable d’idées plus ou moins désirées et qui nous assaillent toute notre vie qu’a voulu se pencher l’auteur Larry Tremblay dans sa pièce Le Joker. Celui qui présente aussi cet automne L’impureté, Même pas vrai et Le garçon sans visage présente une certaine récurrence dans les thèmes dans ses multiples œuvres : ceux de la vérité, de l’identité, du rapport à l’autre et de la perte.
La pièce présentée au théâtre de Quat’sous ne s’étend que sur une seule nuit — mais ô quelle nuit. Les personnages d’ores et déjà complexes, marginaux, troublés se voient confrontés à des évènements intangibles dont ils ressentent la puissance plus qu’ils ne l’observent.
« Il se passe des choses, cette nuit », n’ont de cesse de répéter le fils Olivier (André Robillard), le père Simon (Normand Daneau), la mère Julianne (Louise Cardinal) et la copine Alice (Marilyn Castonguay). Une idée qui leur est murmurée par un être entre deux mondes, pas tout à fait réel, mais dont l’action est indéniable : le joker.

Le personnage, interprété par une Pascale Montpetit à la fois sombre et — un peu inexplicablement — lumineuse, taquine et ensorcelante, incarne notre voix intérieure. Il exprime tout haut ce que l’on pense tout bas, parfois malgré nous, et nous susurre des idées que l’on préférerait éviter car elles nous sont confrontantes Les interactions du joker avec les autres personnages visent à les flatter ou à les provoquer, car comme le dit Olivier : « Ce qui est, ce n’est rien. Ce qui pourrait être, c’est beaucoup mieux ». Le joker force les personnages à repousser leurs limites inconscientes en les mettant devant les faits, sans filtre et sans adoucisseur.
C’est peut-être dans cette optique que sa mère, Julianne, s’est immolée, cette semaine. C’en est d’autant plus troublant lorsqu’elle « n’est plus morte », trois jours plus tard. Olivier, poète somme toute plutôt banal, n’aura pas la chance de lire à ses funérailles le discours qu’il lui a composé.
L’évolution des personnages se fait à un rythme effréné, tourbillon qui emporte le spectateur dans un univers métaphysique. Pour y accéder, Larry Tremblay revisite une figure déjà fort présente dans l’imaginaire populaire: les zombies.

À la différence de plusieurs œuvres présentant des morts-vivants, Le Joker utilise le zombie comme un moyen et non une fin. Représentants de l’aliénation, les zombies aussi bien que le joker incarnent pour Tremblay des figures d’intrusion, métaphores de notre peur des autres. Ils sont donc utilisés pour exprimer un message, et non comme moteur de divertissement. Le moyen demeure assez comique puisqu’il est utilisé comme tel, l’auteur jouant sur les mots et les effets visuels pour créer un équilibre entre le dramatique et le risible.
La mise en scène d’Éric Jean permet la cohabitation sur le plateau de trois lieux distincts où prennent vie les personnages, dont les histoires s’entremêlent sous l’œil avisé du joker, intemporel et omniscient. De plus en plus zombifiés, les personnages se rassembleront en une ultime scène pour fuir la tension qui plane tout au long de la pièce.
« Pendant l’heure et demie qui suit, essayez d’oublier l’élection de Donald Trump », a suggéré le metteur en scène dans son mot de présentation, au lendemain de la présidentielle américaine. Par un savant mélange de divertissement et de réflexion, Le Joker est effectivement parvenu à garder le spectateur captif.. Si les thèmes sont de ceux qui reviennent souvent dans le théâtre contemporain québécois, les manières de les aborder ne manquent pas et celle choisie est un succès.
Le Jokerétait présenté au Théâtre Quat’sous du 7 novembre au 2 décembre 2016.
Article par Ericka Muzzo.