
Crédit: image tirée d’un vidéo de promotion de Youngnesse (https://vimeo.com/168119256). Images et montage : Maude Arès.
Ce texte est d’abord paru dans les Cahiers Philo du OFFTA.
Witold Grombrowicz, dans son œuvre romanesque comme dans son Journal, postule que l’être humain porte en lui une obscure force cherchant sans cesse à ruiner la Forme, à dissoudre le tracé du sens. Devant le réel cryptique, l’élan de cette force n’est nul autre que mimétique, et cette immaturité serait inhérente à chaque sujet humain : désir de l’informe, éclat chaotique de l’inachevé. Brillance de la jeunesse.
N’y a-t-il pas quelque chose de tout à fait commun dans cette expérience de la discordance entre le désordre intérieur des êtres et ces Formes exhibées, échafaudées ? Je ne suis face à l’autre qui me voit qu’une Forme fixe, d’une maturité péremptoire ; rien n’échappe aux contours tranchants du sens, de la raison. Pourtant, jamais ces Formes ne traduisent tout à fait l’insaisissable tonnerre intérieur. L’immaturité se tapit au fond des choses. Elle est un volcan qui brasille.
Trois éléments m’ont mis sur ce chemin de pensée en voyant Youngnesse mardi soir, lesquels découlent tous de ce même constat : c’est avec une violence organique, fertile, que projet hybris fonde sa plus récente production. Une révolte acidulée aux reflets métalliques. Trois points de fuite, donc, trois interstices fracassants, mais qui constituent l’œuvre.
Une masse de corps étendus sur le sol ; aucune forme. Jeunes femmes et jeunes hommes entremêlés, immobiles. Peut-être de sommeil, peut-être pire ; puis soudain un corps qui prend vie, cherche à sortir du nœud de chair. La vie est telle dans ce corps qu’il tente de relever les autres, de diviser la masse, mais rien n’y fait. Les corps sont lourds, engourdis. Manquent-ils d’espoir, de désirs ou sont-ils plutôt épuisés par de quelconques excès ? Alanguissement de psychotropes et oisiveté orgiaque. Doucement, les interprètes émergent, s’agitent. Quelque chose naît, c’est le début. Huguette Gaulin les guette, soleil blanc. Peut-être les habite-t-elle ?
C’est le premier aspect : la jeunesse, sa force innocente et incisive. Incision de la jeunesse. La musique, composée par le groupe Technical Kidman, dicte le ton, martèle le rythme et la puissance. Le fracas de la batterie est inouï, il blesse la Forme, il ouvre à. J’y entends un cri plus fort : le groupe n’a pas cette habitude, n’a pas ce son selon mon souvenir. Je piste le désordre. J’ai l’immaturité qui rougit.
Six, sept corps s’ouvrent pendant ce temps à cette rage. Combien sont-ils à crier silencieusement avec leur corps ? Je ne sais plus. Des êtres surgissent, d’autres ceux-là. De plastique, de papier, de bois. Monstres provisoires, marionnettes et pantins de cauchemars enfantins. Ce n’est pas grotesque, c’est très sérieux : rien de plus sérieux que le ludique de l’immaturité. Créatures de fortune qui disent toute la poésie à l’œuvre ici. On sait que ça ne durera pas. Comme un rêve de colères magnifiques. La bête de plastique s’anime presque, elle nous tend un vers de Gaulin : « nous rêvions à des colères magnifiques ». Elles continuent, les colères, et épileptiques de plus belles. Cette poésie, essentiellement de l’ordre de l’immaturité, c’est le deuxième élément qui m’a (r)ouvert la voie vers la pensée de Gombrowicz.

Crédit: image tirée d’un vidéo de promotion de Youngnesse (https://vimeo.com/168119256). Images et montage : Maude Arès.
Ensuite, la parole, le cri. Sur une musique toujours aussi martelée, saccadée, complexe, on nous raconte des moments vécus durant les grèves étudiantes des dernières années. Encore la jeunesse, ici, mais qui nous parle du politique, du vivre-ensemble. Des expériences de militantes, de militants, mais aussi des moments d’adolescence, des souvenirs illuminés d’une rage, d’un fracas de jeunesse.
Si cet aspect politique est le troisième élément, c’est qu’il rejoint quelque part cette idée de la jeunesse, l’immaturité que postulait Grombrowicz. Jacques Rancière disait du politique qu’il s’agit du partage du sensible. La jeunesse — ou l’immaturité —, dans son éternelle effervescence poétique, militante, ne fait que cela : elle brise le partage du sensible établi et fait s’effriter la Forme. Elle cherche, et ne trouve peut-être pas. Le bonheur est là. Vigueur nomade de l’émeute.
De là que Youngnesse nous parle de ces moments de révoltes qui la plupart du temps ne semblent mener à rien. Cela prend feu, mais qu’advient-il de l’ambition qui anime les flammes ? Brûle-t-elle avec tout le reste ?
Quoi qu’il en soit, cette création du projets hybris, cette œuvre qui donne vie à Huguette Gaulin, à Valerie Solanas, mais surtout à toute cette rage poétique des insurgés de l’esprit et du corps, elle est nécessaire en cela qu’elle rappelle une immaturité, une jeunesse, un embrasement qui peuvent renverser un partage du sensible, une Forme établie, un ordre, un système. La violence, la jeunesse, dans son chaos, dresse des possibles, des potentialités.
Deux jours après la représentation, je pense à Gaulin, je pense à sa poésie. Elle est loin dans mes souvenirs. Pourtant, j’ai l’impression que ses rêves de colères sont plus près de moi, magnifiques.
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Youngnesse, création interdisciplinaire du projet hybris, était présentée dans le cadre du OFFTA les 7 et 8 juin 2016.