Jouer à se faire peur – Mes enfants n’ont pas peur du noir au Théâtre d’Aujourd’hui

oe et Sam, début vingtaine, et leur mère vivent seuls dans une maison au milieu de la forêt. L’univers qui se déploie devant nous est (librement) inspiré par Hansel et Gretel, le conte des frères Grimm. C’est un peu comme si ceux-ci l’avaient écrit sous l’influence d’un cocktail d’acide et de stéroïdes. Les deux frères sont abandonnés par leur père, parti en pleine nuit dix ans auparavant pour ne jamais revenir. La mère, quant à elle, est trop préoccupée, voire obsédée, par les faits divers qui lui parviennent par le biais du téléviseur devant lequel elle est scotchée jour et nuit, cigarette et coupe de vin à la main, pour porter attention à la relation destructive qui se construit entre ses fils.
1 Min Read 0 74

Joe et Sam, début vingtaine, et leur mère vivent seuls dans une maison au milieu de la forêt. L’univers qui se déploie devant nous est (librement) inspiré par Hansel et Gretel, le conte des frères Grimm. C’est un peu comme si ceux-ci l’avaient créé sous l’influence d’un cocktail d’acide et de stéroïdes. 

Crédit photographique: Marie-Andrée Lemire
Crédit photographique: Marie-Andrée Lemire

Les deux frères sont abandonnés par leur père, parti en pleine nuit dix ans auparavant pour ne jamais revenir. La mère, quant à elle, est trop préoccupée, voire obsédée, par les faits divers qui lui parviennent par le biais du téléviseur devant lequel elle est scotchée jour et nuit, cigarette et coupe de vin à la main, pour porter attention à la relation destructive qui se construit entre ses fils. Les insultes fusent et la jalousie entre les deux frères s’amplifie. Les moqueries incessantes dont Joe, le cadet, fait les frais semblent nourrir en lui une violence sourde. Pour éviter la tension, Joe passe le plus clair de son temps avec Will, un ami naïf et bon-enfant dont la présence au sein de la famille demeure inexpliquée. Son seul répit survient lorsque Sarah, sa copine, vient partager le quotidien de la famille pour l’été. Par contre, le climat tendu et brutal lui fait peur et elle voit en Joe une violence dont elle ne le savait pas capable. Peu à peu, les lourds secrets de ce dernier et de sa famille refont surface, laissant voir la vérité sur la relation entre les frères et les raisons du départ du père. Ne reconnaissant plus son copain, Sarah quitte la forêt après un jour ou deux seulement et c’est alors que tout bascule. Autour d’eux, une présence lugubre et énigmatique, une silhouette noire tapie dans l’ombre dont la présence qui se fait de plus en plus insistante suffit à donner la chair de poule.

Crédit photographique: Marie-Andrée Lemire
Crédit photographique: Marie-Andrée Lemire

Avec Mes enfants n’ont pas peur du noir, Jean-Denis Beaudoin, acteur diplômé du Conservatoire d’art dramatique de Québec et bien connu des amateurs de théâtre de la capitale, signe son premier texte en plus d’y interpréter le premier rôle. L’histoire qu’il met en scène, il l’admet, fait partie de lui et le hante depuis longtemps. Fort à parier qu’elle hantera maintenant certains spectatrices et spectateurs qui, le temps d’une soirée, ont été forcés de partager l’intimité de cette famille dysfonctionnelle.

Dès le tout début, la musique électronique et dissonante, composée par Uberko, donne le ton à l’expérience qu’on s’apprête à vivre. La pièce s’ouvre sur une des nombreuses altercations entre les frères. Les s’insultes s’accumulent au fil de la soirée — « p’tit gland », « gros gai », « fillette », « motherfucker » — dans un dialogue qui, bien que réaliste, devient rapidement lourd et même écrasant. Aucun des personnages n’est attachant et le malaise est palpable dans le public. On rit un peu, jaune, des insultes que se lancent les deux frères, mais l’ambiance sur scène devient rapidement insupportable pour le public qui, de par la disposition de la salle, se trouve à quelques pas de l’action. Par contre, au fur et à mesure qu’on lève le voile sur certains mystères, il devient clair que ce côté abrasif des premières scènes est mis à profit dans l’économie de la fable. Le texte se joue de nous, nous forçant à constamment réévaluer ce qu’on sait des personnages, à combler l’indétermination. Le fond de l’histoire, on y arrive par de multiples détours, on le dévoile couche par couche.

Crédit photographique: Marie-Andrée Lemire
Crédit photographique: Marie-Andrée Lemire

C’est donc une pièce très cérébrale qui s’offre à nous, le jeu interprétatif qu’on nous propose arrive-t-il, cependant, à nous faire oublier le mauvais moment passé lors des premières scènes ? C’est à voir. Jouer de la sorte avec l’indétermination et l’interprétation de l’auditoire est un gros pari que se lance la compagnie de production La Bête noire. Il faut donner au public assez d’éléments pour qu’il en arrive de lui-même à la conclusion, sachant que tous n’y arriveront pas au même rythme. Il faut maintenir le suspense et garder l’intérêt du public sans tomber dans l’hermétisme, et ce pari qui n’est pas réussi sur toute la ligne. Là où le texte s’étend en des longueurs pas toujours nécessaires et pousse l’aliénation du public un peu trop loin par moment, la mise en scène, la musique et la scénographie font un travail extraordinaire.

Les décors conçus par Jean-François Labbé donnent à la pièce son aspect immersif: une cuisinière, une table, un sofa et un téléviseur sont disposés au centre de la scène, encadrés par une myriade de 2×4 de bois brut s’élevant vers le ciel qui donne réellement l’impression d’une maison au milieu de la forêt. Les jeux d’éclairage mettent en valeur les détours narratifs et offrent une esthétique très intéressante.

Crédit photographique: Marie-Andrée Lemire
Crédit photographique: Marie-Andrée Lemire

La mise en scène d’Édith Patenaude est également bien menée. Il se dégage, de ce qui déroule sous nos yeux, un côté très organique lié à la présence de nourriture que les comédiens apprêtent et consomment. L’entrée en scène de la nourriture nous donne l’illusion d’une authenticité et rend l’action plus engageante tellement que nous avons parfois l’illusion d’être au cinéma. De plus, à chaque fois qu’un nouveau développement apparaît dans l’intrigue, le jeu des comédien.ne.s gagne en nuances et en ambiguïté. Il faut à cet effet souligner l’excellent jeu de Monique Spaziani qui incarne la mère avec brio.

Malgré les écueils, là où la pièce réussit particulièrement bien, c’est qu’elle force le public à rester en suspension entre la vérité objective et la perception subjective, et le pousse à douter de tout ce qu’il voit se dérouler devant lui. Qu’on apprécie ou non, il faut admettre que Mes enfants n’ont pas peur du noir nous propose une expérience intense qu’on risque de ne pas oublier de sitôt.

Mes enfants n’ont pas peur du noir était présentée du 15 novembre au 3 décembre 2016, à la salle Jean-Claude Germain du Théâtre d’Aujourd’hui.

Article par Maude Lafleur.

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM