Montréal, été 2016. La chaleur plombe. On anticipe déjà la bohème estivale, la déception des abreuvoirs publics et le béton brûlant sous les pieds nus. On a déjà hâte à l’automne prochain, quand une camarade d’école surgit subitement. Elle propose d’aller prendre une bière chez elle pour rencontrer Martin, son farfelu coloc de 73 ans. On accepte.
Le 4586 se dévoile comme un membre du patrimoine officieux de l’architecture montréalaise auxquels s’inscrivent les appartements qui, accédant aujourd’hui au vénérable de l’âge, échappent toujours à la rénovation. Émanations de planchers moisis ou odeurs rituelles du repas commun ayant imprégné les murs ? Chaque porte recèle une présence et chaque pièce son petit désordre. Le tout se dévoile comme un lieu fort de partage, de passages et d’histoire, qui culminent en la cordialité de Martin Stone. Cordial et c’est peu dire : plus de 100 colocataires se sont succédés en ces lieux depuis les 20 dernières années. L’un d’eux, Jean-Michel Fourestié, signe son premier long métrage documentaire avec Histoire Hippie.
Histoire Hippie, un portrait intimiste tout en contrastes, oppose et réconcilie un homme fort de son intégrité avec les proches négligés par son idéal contestataire. D’une part, l’œuvre souligne la pérennité singulière d’un idéal de jeunesse chez Martin Stone. Le film s’attarde aussi sur le recul que permet un présent éraflé sur un passé nomade et insouciant.
Martin Stone y règne en protagoniste accompli et complexe, sage mais vif, humble mais candide, dévoué entièrement à vivre dans une utopie de communauté globale. Ses filles, Debbie et Jacquie Stone ainsi que son ex-femme Suzanne Katz, nécessaires rabat-joies, siègent dans ce documentaire en tant que rescapées critiques de l’injuste.

Bien que lumineux et attentionné envers tous les intervenants, le film ne se cache pas d’un attachement partisan pour le personnage de Martin Stone et son mode de vie singulier. Il y apparaît en rassembleur serein et idéaliste accompli, dont la force d’action réside dans une navigation maîtrisée des circonstances du présent. L’évocation visuelle de son passé parmi la communauté hippie Hog Farm dans les années 60 se résume à une séquence d’archives vidéo en guise de prologue au film. On célèbre plutôt la survie de son anticonformisme toujours persistant alors que, septuagénaire, il enchaîne d’une part les gagne-pains de natures diverses – d’acteur à gardien d’immeuble de condos de luxe – et qu’il privilégie la culture d’un lieu et d’un entourage créatif à sa propre famille.
Le montage au ton humoristique crée une opposition entre Stone et cette famille imposée, établissant clairement une divergence intéressée entre les mœurs et valeurs des deux camps. On alterne le vivant urbain et le tranquille banlieusard, une profération d’athéisme et une célébration de Hanoucca, une performance d’acteur maîtrisée et un combat clownesque avec un téléphone cellulaire. On souhaite démontrer l’épanouissement que permet la poursuite totale des rêves. On cherche à communiquer son affection pour l’idéal du protagoniste et le lieu qu’il donne à son exaucement : le 4586. Seulement, la stratégie du montage alterné qui, ridiculisant la simplicité des uns magnifie le rayonnement de l’autre, se prouve par moments déplacée.
On ne s’en cache pas cependant, l’humour de Fourestié est grinçant et contagieux. La discrétion de l’équipe de production permet d’ailleurs le déploiement spontané de formidables moments de cinéma, telle la scène où Suzanne Katz et son mari Alan Katz se retrouvent assis dans leur garage sur des chaises pliantes pour assister au spectacle d’un orage. Cette glorification d’une banale scène provinciale montre le jour invitant et comique d’individus autrement dépeints comme un couple à l’ordinaire lassant. Bien que des scènes d’une telle vérité ne se commandent pas, l’aptitude à en favoriser l’apparition devant la caméra se développe certainement. Fourestié démontre déjà dans ce premier documentaire la capacité de s’immerger dans l’intime avec suffisamment de douceur pour inviter à la confiance des sujets pris sur le vif dans leur quotidien. Debbie Stone, fille cadette de Martin et mère d’une famille recomposée, se montre singulièrement généreuse de confidences. Exprimant la double posture d’admiratrice et d’éclopée qu’elle occupe vis-à-vis des décisions domestiques marginales de son père, elle porte une nuance qui allège le montage polarisé de la trame filmique.

Si le ton revendicateur du montage comparatif d’Histoire Hippie peut déranger, il triomphe ultimement en jouant un rôle cohésif entre le parti contestataire et un des partis d’abord considérés conformistes. Tourné sur 3 ans, le film suit Debbie Stone d’une initiale frustration professionnelle à une décision tardive de céder au risque du rêve. En définitive, elle suit les traces de son père, avec qui elle tisse aussi une nouvelle proximité.
Il s’agit d’un premier élan documentaire prometteur pour Jean-Michel Fourestié qui, prenant ses intervenants d’assaut dans leur quotidien, démontre une discrétion cruciale qui permet une performance organique des sujets. L’œuvre se distingue aussi par la justesse d’une approche au présent d’un sujet au passé riche d’histoire. Signant finalement une ode à son protagoniste et à la longévité de ses idéaux, Fourestié témoigne ici d’une amitié pour Martin Stone qui célèbre aussi, par une personnification réussie du 4586 et de l’environnement urbain montréalais, leur ville d’accueil commune.
Histoire Hippie a été présenté aux Rendez-vous du cinéma québécois le 24 février dernier.
Article par Fani Claire.