En me rendant au cinéma Quartier Latin vendredi soir dernier, je regardais distraitement les colorés squeegees qui sévissaient à l’intersection de la rue Saint-Denis et du boulevard de Maisonneuve. Après avoir méticuleusement barbouillé le pare-brise d’une vieille familiale arrêtée au feu rouge, un jeune punk a vu son travail (davantage symbolique que pratique) rémunéré par une poignée de monnaie, dont il s’est empressé de discriminer les pièces d’un cent. J’ai eu, je dois avouer, un petit sourire sarcastique en songeant que je n’avais jamais fait ça, moi, jeter des pièces de monnaie par terre (plutôt, je les ramasse lorsque j’en trouve et, si elles sont noires, je fais un vœu); je me suis même dit bêtement que c’était peut-être pour cette raison que je n’avais jamais eu à en quêter.
J’étais donc assez peu disposé, quelques minutes plus tard, à m’identifier aux quatre jeunes protagonistes du documentaire Ma vie réelle, que j’étais sur le point de visionner.
Parmi la sélection des films à l’affiche au Rendez-vous du cinéma québécois, j’avais choisi de voir celui-là parce que, le sujet m’apparaissant très simple, il me serait facile de vous en parler dans ma chronique, et je pourrais rapidement retourner à mes travaux scolaires et m’efforcer de satisfaire aux exigences de mes professeurs.
Il y a pourtant maintenant quatre jours que j’ai vu ce film, et j’hésite encore à écrire à son sujet, de peur de ne pas rendre un hommage à la hauteur de ce que mérite ce cinéaste éclairé, mais surtout cet humaniste exemplaire qu’était Magnus Isacsson (en effet, il est décédé en août 2012, des suites d’un cancer). J’attendais également d’avoir assisté au débat, à la cinémathèque hier soir, autour du thème « Qu’est-ce qu’un film québécois rentable? », organisé dans le cadre des RVCQ, puisque j’imaginais bien qu’il ne serait pas seulement question de rentabilité économique, mais également d’une certaine rentabilité culturelle, identitaire ou sociale, par exemple.
Le dernier film de Magnus Isacsson est à mille lieues de cette logique comptable à laquelle les droitistes invétérés tentent inlassablement de réduire notre cinéma depuis un bon moment. Si on les écoutait, il ne resterait plus que les blockbusters d’Hollywood et de Bollywood car, de façon générale, ce sont seulement ces films de divertissement (grand public) qui génèrent véritablement des profits monétaires. Tous les pays subventionnent leur cinéma, sinon il ne survivrait pas. De temps à autre, des films comme Le déclin de l’empire américain, de Denys Arcand, ou encore J’ai tué ma mère, de Xavier Dolan, sont largement distribués à l’étranger et rapportent beaucoup d’argent, mais ce ne sont que des exceptions qui confirment la règle. Pourtant, outre le fait que la rentabilité économique des films semble assez complexe à évaluer adéquatement (il faudrait par exemple, pour être juste, prendre en considération tous les emplois qu’ils créent, les investissements étrangers qu’ils attirent en incitant les Américains à venir tourner des films ici, la vitrine qu’ils nous offrent à l’étranger et qui génère du tourisme, etc.), il faut se rappeler que l’industrie culturelle n’est pas la seule à être subventionnée : les subventions aux entreprises existent dans tous les domaines; même de grandes compagnies comme Bombardier ou des industries polluantes comme les sables bitumineux sont subventionnées, d’une façon ou d’une autre.
Au plan humain cependant, il n’est pas difficile de déterminer quel investissement est le plus rentable entre encourager la détérioration de la planète ou les prises de conscience et l’édification culturelle et sociale que nous proposent des films de la trempe de Ma vie réelle.
Le concept était pourtant très simple. Isacsson a suivi pendant 18 mois, à Montréal-Nord, l’évolution de quatre jeunes hommes de 17 à 22 ans aux prises avec des problèmes qui sont monnaie courante dans ce quartier «défavorisé» : pauvreté, dysfonction familiale, décrochage scolaire, drogue, délinquance, tendances suicidaires, etc. Alex, Danny, Mickerson et Michael doivent accomplir un processus de résilience pour espérer triompher des souffrances, de la détresse et de la colère résultant de leur enfance et de leur adolescence brisées, déçues, volées. C’est notamment grâce à la musique, à la création, qu’ils trouvent à exprimer leurs sentiments, à extérioriser leur mal-être, et à se construire une identité digne d’être valorisée. La relation de confiance, d’amitié, qu’ils développent avec leur mentor, le professeur de hip-hop Don Karnage, agit comme un baume sur leur vie tragique et leur fournit un modèle pouvant compenser un peu les lacunes de leur cellule familiale.
L’écriture autobiographique de leurs chansons permet à Alex et Mickerson de se raconter, de projeter leur vécu douloureux dans une forme artistique qu’ils peuvent ensuite partager avec les autres, se délestant ainsi quelque peu du poids de leur existence. Ils procèdent, de cette façon, à une création identitaire qui affirme implicitement : voici ma vie, Ma vie réelle. Mais ce n’est pas le seul art qui contribue à leur forger des repères et à donner un sens à leur vie : le film d’Isacsson, racontant également leur vie, effectue le même travail structurant pour ces quatre jeunes hommes. Cela joue certainement un rôle important dans l’amélioration de leur condition qui est notable au cours des 18 mois du tournage.
Quand je suis sorti du cinéma après la projection de ce film troublant, je ne regardais plus les squeegees et les itinérants de la même manière dans la rue. J’avais plus d’empathie et de compassion pour eux. Je m’imaginais l’enfance terrible qu’ils pouvaient avoir eue et j’étais moins enclin à porter un jugement négatif à leur endroit. Je m’étais finalement identifié à Alex, Danny, Mickerson et Michael : on ne choisit pas sa famille; j’aurais pu tout aussi bien naître dans une famille aussi dysfonctionnelle que la leur. Du reste, je me souvenais que ma propre famille n’avait pas toujours été des plus fonctionnelles non plus, et que l’art avait certainement aidé à ma construction identitaire. C’est ça, la véritable rentabilité de l’art.
Article par Dominic Auger – Chroniqueur pour l’Artichaut, Dominic Auger est également étudiant à la maîtrise en études littéraires. Il en est revenu d’étancher sa soif à coups de tempêtes désertiques, sa quête se portera mieux vers un devenir collectif.