Fort de plusieurs années d’expérience dans le monde de la vidéo expérimentale, Karl Lemieux présentait l’automne dernier son premier long-métrage, Maudite Poutine, qui reçut un bon accueil public et critique lors de sa présentation au Festival du nouveau cinéma. À l’occasion de la projection du film dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois, notre collaborateur Francis Lamarre a pu s’entretenir avec lui.
Artichaut Magazine : Pourrais-tu me parler de la genèse du projet?
Karl Lemieux : La genèse du projet… Ultimement, c’était pour moi une façon de me replonger dans une époque de ma vie, dans mon village natal de Kingsey Falls, de me replonger dans l’univers de mon adolescence et les groupes de musique que j’écoutais. C’était aussi une façon de me replonger dans toute sorte d’histoires dont j’ai été témoin et avec lesquelles j’ai grandi.
J’ai eu une conversation hier soir avec un ami qui me disait : « J’ai l’impression que ce film-là, c’est le film nécessaire, le film qui est dans le chemin. Il fallait que tu passes au travers tout ça avant d’en faire un autre. » Il avait raison. Il y avait quelque chose à régler, finalement, avec mon passé, et d’autres choses à digérer. Il fallait que je me replonge dans cette partie-là de ma vie, d’où le titre un peu rough.
A.M. : On sent aussi dans Maudite poutine une certaine parenté avec l’univers des films de Maxim Giroux (Jo pour Jonathan, Félix et Meira), et j’ai remarqué au générique le nom d’Alexandre Laferrière (le scénariste des films de Maxim Giroux). Quel a été son apport au scénario et à l’univers de Maudite poutine?
K.L. : Maudite poutine est un projet que j’ai eu sur mon bureau pendant presque sept ans. Au bout de trois ans, je me suis rendu compte que j’allais avoir besoin d’aide. J’ai approché Alexandre Laferrière, pour voir s’il pouvait m’aider à la scénarisation. On s’est dit qu’on pourrait faire un bout de chemin ensemble.
Alexandre, c’est vraiment quelqu’un de bien. Il est humain, génial, très talentueux aussi, mais il a son univers bien à lui. En travaillant ensemble, on a réalisé qu’on n’allait pas dans la même direction. Il est resté comme conseiller. J’ai commencé à remonter l’histoire, et avec Marie-Douce St-Jacques, on a commencé une réécriture. C’était comme repartir à zéro.
A.M. : Le scénario est d’ailleurs très laconique. Mais le son est un des éléments constitutifs du film, qui est une véritable expérience sensorielle. Pour Maudite poutine, considères-tu que le son est plus important que l’image?
K.L. : J’irais pas jusque-là. Dans ce contexte-là, les deux étaient tout aussi importants. Il y a des contextes où j’accompagne des musiciens pour faire leur projection, la musique est en avant-plan. Il y a des fois où il y a des musiciens qui m’accompagnent. Ça dépend toujours des contextes. Dans un contexte de cinéma narratif, peut-être que l’élément le plus important, c’est les acteurs. Un film narratif n’existe pas sans le geste d’un acteur : comment il bouge, comment il parle, comment il occupe le plan. Si le geste n’était pas là, on n’aurait pas de film.
Mais c’est sûr qu’au niveau du son, c’est des vieux amours. J’ai toujours été assez proche des musiques d’avant-garde, des musiques noise. Ça revient. J’ai fait un court métrage en 2007 qui s’appelait Passage. Le film avait une approche similaire à Maudite poutine : un film narratif, en super 16, noir et blanc, mais il y avait zéro dialogue. Ce qui remplaçait le dialogue, c’était la trame sonore noise du début à la fin. On articulait tout avec des mouvements sonores.

A.M. : Et pourquoi, justement, avoir choisi de tourner en pellicule 16 mm, noir et blanc?
K.L. : Le 16, c’est mon outil de prédilection. Ça fait des années que je tourne en 16. C’est un format qui est flexible. Les projections en direct que je fais, que ce soit avec Godspeed ou avec des improvisateurs, je suis en 16 mm. Je projette en 16, je tourne en 16, je fais mes effets spéciaux en 16, je développe à la main, je fais mes tirages contact. C’est un format que j’adore.
En art, on choisit les outils avec lesquels on est le plus à l’aise. Ça allait de soi. Le 16 est flexible. C’est un médium qui peut être très très léché, et, en même temps, il peut te permettre d’aller facilement chercher du grain, du contraste. Il y a beaucoup de beaux films qui ont été faits en super 16 dans les dernières années. Aronofsky tourne à peu près juste en super 16 : Black Swan, The Wrestler. Les films de Gaspar Noé aussi, Irréversible et Enter the Void, sont en super 16. Carol, de Todd Haynes.
Ce qui m’intéresse le plus dans ce format, c’est le côté un peu rough. On a fait des tests avant le tournage. Il y avait un plan pour lequel on savait que cette caméra serait difficile à bouger. C’est le plan final. On tourne autour des débris et on arrive sur la photo de Michel (Martin Dubreuil). On a donc fait un test en 4K ou en 2K qu’on a travaillé à l’étalonnage. On a été capable d’aller chercher exactement le même grain, les mêmes contrastes, au point où on n’aurait pas su quel plan est en 16 ou en vidéo. Je pense que les outils sont rendus là.
Mais de conformer, d’étalonner ou de préétalonner 40 heures de matériel, c’est un peu impensable. Quand on travaille avec l’image, c’est beaucoup plus facile d’essayer de nettoyer une image que de la détruire, ou de rajouter du grain ou des contrastes. L’œil se fait à l’image. En tournant en 16, on avait une image rough dès le départ. Après, il fallait l’assumer. À l’étalonnage, c’était une question d’ajustement et une question de travailler les contrastes, la luminosité. Mais on avait déjà la matière avec laquelle travailler. Parce que c’était impossible de tout faire en vidéo, monter ça et, finalement, tout aller réajuster pour perdre du détail, rajouter du grain. J’aimais mieux commencer avec la bonne matière et je savais que c’était ce caractère que je voulais avoir. C’est quand même une histoire autour d’une gang de jeunes qui font de la musique punk. Je trouvais le format approprié.
Il y a une période dans l’histoire du cinéma qui me fascine et c’est le cinéma de transgression de New York des années 80.
Richard Kern, Nick Zedd, Lydia Lunch, ceux qui étaient autour du No wave, des groupes comme Sonic Youth, Teenage Jesus and the Jerks. La plupart des films de ce courant étaient tournés en 16, noir et blanc. Et il y a une esthétique particulière que je voulais retrouver. Le noir et blanc est approprié pour Maudite poutine : le paysage, les décors, les lieux industriels, la nature à l’automne.
Je suis un amoureux de la photo en noir et blanc. Michael Ackerman, Deborah Turbeville, Sally Mann. Des gens qui travaillent en photo analogique, noir et blanc. Ils réussissent à ouvrir des univers avec leurs images. Quand je les vois, je me dis que j’aimerais voir plus de films tournés de cette manière-là.
Je pense qu’à un moment donné on se fait plaisir aussi. C’est important de tourner quelque chose qu’on aimerait voir, le film qu’on aimerait voir, mais qu’on ne peut pas voir. Ça fait du sens.

A.M. : Tu parlais des acteurs tantôt. J’aimerais qu’on y revienne un peu, particulièrement sur la performance Robin Aubert, très solide.
K.L. : Robin, c’est un gars de Kingsey Falls aussi. Je voulais travailler avec des non-acteurs. Mais je me disais que si Robin acceptait de se joindre à nous, de se prêter au jeu et de venir faire un petit rôle sur le film, ça aiderait à situer les gens du coin sur le projet. C’est quelqu’un de très respecté. Je ne le connaissais pas personnellement. On connaissait des gens en commun. Quand on s’est rencontré, j’avais l’impression de retrouver un vieux cousin. Il connaissait des histoires sur mon père. Je me suis vite rendu compte qu’on avait les mêmes racines.
A.M. : Oui, c’est un petit rôle, comme tu disais, mais il a une place majeure dans le film. C’est comme s’il était tout le temps là. Il y a des plans qui évoquent une présence menaçante, les plans où on suit une voiture par exemple, comme si on était dans la voiture en arrière, mais il n’y a pas de voiture en arrière. Personne ne les suit.
K.L. : C’est sûr que, déjà dans le récit, l’idée est là, ne serait-ce que la scène où il donne un lift à Dominique. Ils arrivent à la lumière rouge. Les gars sont là. Ils le guettent. À l’épicerie, il y a un personnage inquiétant. Vincent (Jean-Simon Leduc) le bouscule par erreur. L’homme est insulté. Il n’a aucun rapport avec les motards, mais… Il y a une présence. Tu le sais plus, s’il est avec les motards ou pas. Il y a cette menace qui plane constamment. Il y a toujours un rappel du danger.
A.M. : Pour terminer, j’aimerais qu’on fasse un petit jeu. Le principe, c’est de prendre un film, de nommer deux genres qui n’ont aucun rapport avec le film, de choisir entre les deux genres et dire pourquoi. Par exemple : 2001 : A Space Odyssey, western spaghetti ou film noir? Donc, ma question est : Maudite poutine, comédie musicale ou film d’horreur?
K.L. : Film d’horreur!
Rires.
A.M. : Effectivement, il y a des éléments propres au film d’horreur. Les usines désaffectées, abandonnées, c’est quasiment postapocalyptique.
K.L. : J’ai grandi avec le cinéma d’horreur. C’est sûr qu’il y a des choses qui me restent. L’approche de Maudite poutine est réaliste, dans une certaine mesure. L’idée était de faire un portrait de cette région-là, des gens, du langage. On est dans le réalisme québécois. Mais au niveau des décors, les décors industriels, on sent la différence. La combinaison que Vincent porte quand il fait le ménage l’usine, c’est la vraie combinaison. C’est les vrais habits de protections, le masque, les gants. À la limite, c’est un costume qui serait difficile à placer dans un mauvais film de science-fiction, mais il n’aurait sa place nulle part ailleurs. Je trouvais ça intéressant de ramener ces éléments dans un contexte réaliste. C’est des éléments qui appartiennent au film de genre.

A.M. : Dans la première scène, il y a une forme de torture dans l’attente. Les gars savent qu’ils vont se faire battre. Et on voit un bâton de base-ball. Ce serait un peu exagéré d’y voir une référence à Negan, de Walking Dead, mais l’élément est là quand même.
K.L. : C’est arrivé à 3 bons amis dans un contexte isolé.
A.M. : Oh boy!
K.L. : Je pense que ç’a été vraiment vraiment dur pour le premier qui s’est fait battre. Psychologiquement, je pense que ç’a été plus dur pour le troisième. Il a entendu ses amis, en se disant que lui aussi, ça s’en venait.
A.M. : On punit pas le chef physiquement. C’est toujours une punition morale, psychologique.
K.L. : C’est ce qui est arrivé. Finalement, le troisième a été épargné. Il a mangé une claque. Il a eu un avertissement. Et il a ramassé ses deux amis, battus, couchés par terre, pleins de sang. Cette histoire m’a toujours marqué. Quand tu dis que même ta mère ne te reconnaît plus.
A.M. : C’est probablement la scène la plus forte du film aussi. Ça ouvre avec une claque.
Maudite Poutine sera présenté le mercredi 1er mars au Cinéplex Odéon du Quartier Latin dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois. Vous pouvez relire la critique de Francis Lamarre ici.
Article par Francis Lamarre.