L’édition 2018 des Rendez-vous Québec Cinéma a été une fois de plus l’occasion de découvrir plusieurs long-métrages québécois ayant injustement passés sous le radar médiatique. Cette couverture s’attardera plus particulièrement à quatre films se distinguant de la masse par leur originalité, leur propos ou leur vision:
Bonnet d’Hômme – Frédéric Barrette
La Zone – Denys Desjardins / Syned Sindrajed
A – Mitchell Stafiej
Un printemps d’ailleurs – Xiaodan He
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BONNET D’HÔMME – Frédéric Barrette
Un acrobate superbement barbu rejoint un autre acrobate superbement barbu dans une maison au fin fond de la forêt ardéchoise où, avec l’assistance technique de leur voisin, ils montent un spectacle de cirque pour le bénéfice des ânes locaux. Le scénario de Bonnet d’Hômme se résume plus ou moins à ces quelques lignes (« Ces putains de mots… la pire invention de l’homme » marmonne-t-on dans une des rares parties dialoguées du film), proposant au spectateur la vision de ce que serait un sketch de Laurel et Hardy réalisé par Denis Côté si Laurel et Hardy avait une tendance au naturisme et au vomissement intempestif.
Le film enchaîne ainsi une série de sketchs mettant notre improbable duo dans la répétition mécanique de leur vie quotidienne où chaque action (couper du bois, joueur au babyfoot, fumer une cigarette, conduire) semble se prêter à une déformation absurde qui se retrouve aussitôt intégrée dans le spectacle préparé par les deux compères. L’art imite la vie. La mise en scène minimaliste de Frédéric Barrette (qui était seul derrière la caméra) se distingue par son efficacité formelle, toujours au service de la performance de son duo d’acteur (Matias Salmenaho et Jacques Schneider, également producteur et collaborateurs à la « scénarisation » du projet). Jamais la construction ne paraît trop évidente ou facile – et derrière toute la provocation évidente de la démarche atypique se cache un œil pour l’humour visuel.
Que les choses soient claires: il n’y a pas d’ironie timide dans le film, pas plus qu’il n’y a de cynisme ou de vacuité. Tout est dans le débordement, dans une extase de la destruction poussée jusque dans ses derniers retranchements. La relation amour-haine des deux hommes donne lieu à de somptueux débordements, dignes des grandes années du cinéma muet et du splapstick. Une sortie en ville sera l’occasion de confronter l’univers solitaire de Jacques et Mathias à celui de la société – s’ensuit une inévitable ivresse publique frôlant la folie dionysiaque sur laquelle semble planer l’ombre inconsciente du cinéma des frères Marx.
On peut critiquer la niaiserie patente (et assumée) du film, mais c’est précisément sa plus grande force – une imbécilité cosmique est en quelque sorte à l’œuvre ici, une bêtise sacrée, dont les sommets démesurés frôlent le mysticisme. D’abord sceptique devant pareille audace (il aurait été si facile pour le cinéaste de se replier dans le confort de la comédie bon enfant ou du surréalisme d’apparat), on se retrouve conquis, entraînés dans la folie dionysiaque de nos héros, au-delà d’une raison par ailleurs copieusement vomie, au propre comme au figuré.
Riche idée d’adresser le spectacle (et le film, par association) aux ânes – seuls eux seront sans doute en mesure de le comprendre. Et voilà sans doute le plus grand compliment qu’on puisse adresser à Bonnet d’Hômme. Un film pour les Dieux, un film pour les ânes – en somme, la même chose. Voilà du grand cinéma.

LA ZONE – Denys Desjardins / Syned Sindrajed
Dans le labyrinthe de sa mémoire appelé La Zone, Madeleine tente de retrouver l’homme qu’elle aime, guidée par un Stalker, seul être capable de l’orienter dans cet univers de faux-semblant. Sous forme d’hommage à Chris Marker (mais aussi à Andrei Tarkovski) La Zone raconte son histoire d’amour à travers un assemblage d’images (censées figurer la mémoire du personnage, la fameuse Zone) d’où sont évacués les personnages, le dialogue étant assuré dans le hors-champs (avec Albert Millaire dans le rôle du Stalker, Élisabeth Chouvalidzé dans le rôle de Madeleine et Fayolle Jean assurant la narration).
La Zone se développe dans une architecture cinématographique des plus complexes, mais garde son public accroché par son côté immersif, expérientiel. La musique et les ambiances sonores de Simon Bellefleur y sont pour beaucoup, mélangeant sonorités brutes et loops aux accents funéraires (évoquant le travail de son de Chris Marker, mais aussi d’artistes plus contemporains comme William Basinski) dans le but de créer un univers fantaisiste en parallèle à une imagerie plus nostalgique, mélangeant bandes vidéos et images super 8.
L’hommage à Marker (dont sont cités les textes, les films, les personnages) et Tarkovski (le personnage du Stalker est directement récupéré du film du même nom) est de taille – peut-être même de trop grande taille. S’attaquant à deux géants du cinéma, le réalisateur, directeur photo, scénariste et monteur Denys Desjardins (opérant sous l’identité de Syned Sindrajed, cinéaste turc) montre, certes, son amour et sa dévotion pour ses maîtres (sublimés à travers le personnage de Madeleine), mais peine parfois à s’en démarquer, empruntant des chemins scénaristiques déjà très parcourus – la ligne entre l’hommage et la redite est parfois assez mince. Plus souvent qu’autrement, La Zone traîne ses références comme un boulet d’avantage que comme une inspiration.
Il n’en demeure pas moins que l’actualisation seule de l’œuvre de Chris Marker apporte de par elle-même une foule de considérations nouvelles sur son œuvre, nous faisant pardonner une réalisation et un scénario moins personnalisés. Ainsi, l’effondrement de l’Empire Américain dans la foulée du 11 septembre 2001 prête un cadre des plus intéressants à cette histoire. Racontée à travers un montage des bulletins de nouvelles de l’époque, la tragédie prend l’allure d’une prophétie annonciatrice d’un déclin culturel plus généralisé, un traumatisme dans la psyché américaine se rapprochant de celui vécu par le personnage de Madeleine.
Malgré un côté parfois assez scolaire, La Zone se révèle une expérience cinématographique hors du commun, faite pour être vue en salle deux fois plutôt qu’une. Le montage précis de Desjardins sert bien son texte étoffé et riche en références, impeccablement rendu par ses deux acteurs principaux (mentionnons aussi l’extraordinaire voix de Fayolle Jean, qui assure les transitions entre les différentes scènes du film). La Zone révèle un cinéaste en pleine possession de ses moyens techniques au service d’une œuvre magistrale dont on regrette le côté impersonnel.

A – Mitchell Stafiej
Konrad est un jeune musicien, tentant tant que bien que mal d’enregistrer son nouvel album. Alors que la date de tombée (déjà mainte fois reportée) approche, Konrad tombe de plus en plus profondément dans la boisson, se perdant dans les méandres d’un alcoolisme de plus en plus paralysant. L’histoire de Konrad est celle de plus d’un musicien : un talent brut ruiné par la dépendance. Sous la forme d’un portrait intimiste ne sortant jamais des limites de l’appartement exigu et lugubre de Konrad (interprété par le musicien Alex Zhang Hungtai de Dirty Beaches), Mitchell Stafiej explore l’inconscient trouble d’un homme écrasé par son addiction et son inévitable chute.
Si le film repose en grande partie sur les épaules de Zhang, dont la performance stoïque mais hypnotique guide le film à travers sa succession de tempêtes et d’accalmies, A bénéficie en outre d’un travail formel des plus réussi. Tournées en 16 mm, les images suivent au plus près le personnage principal (qui n’est que très rarement cadré en plan large), l’enfermant dans un cadre dans lequel les autres (sa mère, interprétée par Alexis O’Hara et son frère, interprété par Stafiej) sont progressivement exclus. Intercalant images 16mm et clips lo-fi, le film présente une image, texturée, usée, à l’image de l’univers qu’elle dépeint. L’environnement sonore est tout aussi bien servi, mêlant la musique (fournie par Zhang et Stafiej) et les effets sonores immersifs. L’instrument de prédilection de Konrad/Alex Zhang Hungtai, le saxophone, vient à de nombreuses reprises trancher à travers le mix, dans de tortueuses improvisations aux accents funèbres, qui ne sont pas sans rappeler les compositions angoissées de David Bowie sur ce même instrument.
On trouvera fort peu d’éclaircie dans A : tout comme la lumière n’entre que rarement dans l’appartement de Konrad, elle n’entre que rarement dans l’univers du film. Malgré un jeu temporel assez riche, multipliant les effets de correspondance et les renvois divers, le ton désespéré ne laisse guère de répit au spectateur. Plutôt que de montrer le passé (ou un futur, dépendant de l’interprétation) plus reluisant comme un temps mort ou moment de sérénité, le film laisse planer une lourde menace sur ces moments, faisant entrevoir l’horrible destruction à venir au fur et à mesure que Konrad s’aliène son entourage par sa consommation. Procédé peut-être simpliste, mais d’une efficacité dramatique redoutable.
C’est avec une grande empathie (quiconque est familier avec la scène musicale, montréalaise ou non, aura fort probablement connu un ou une Konrad) mais sans apitoiement ou mièvrerie, que le cinéaste fait le portrait d’un homme ayant à bien des égards la mentalité d’un enfant, coincé dans une spirale d’autodestruction. Stafiej se garde bien de tomber dans l’explication psychologique du comportement de son personnage, tout juste esquissé par certains sous-entendus disséminés à droite et à gauche. La finale laisse le problème entier, ne commençant à offrir que le début d’une solution au problème du héros – le montage disjoint suggère par ailleurs une nature cyclique à ce problème. Atmosphérique, anxiogène, prenant, A s’avère un pari réussi pour son cinéaste, un portrait de l’addiction s’élevant au-dessus d’autres productions plus formatées et lisses. Sa proximité douloureuse ne le rend que plus nécessaire.

UN PRINTEMPS D’AILLEURS – Xiaodan He
Désemparée par son incapacité à avoir un enfant avec son mari – qu’elle soupçonne infidèle, Li Fang demande le divorce. Quittant Montréal où elle a vécu depuis les 10 dernières années, elle retourne à sa ville natale de Dazu, en Chine, pour rendre visite à ses grands-parents et à sa famille élargie. L’accueil enthousiaste de sa grand-mère (en réalité la seconde épouse de son grand-père) est vite tempéré par les membres plus traditionnels de sa famille, dont la réalité est très éloignée de la sienne.
Un printemps d’ailleurs apporte un vent de fraîcheur des plus appréciables dans le cinéma québécois, porteur d’un point de vue sensible et unique non seulement sur l’immigration et la bi-culturalité, mais aussi sur la féminité et l’opposition entre tradition et modernité. La direction photo sobre mais recherchée de Glauco Bermudez met en valeur une Chine moderne et en plein essor où le poids de la tradition et de l’Histoire se fait encore sentir, tant sur les lieux (les temples bouddhistes côtoient les gratte-ciels poussant comme des champignon) que sur les personnages.
Wensi Yan offre une composition toute en délicatesse et en retenu pour le rôle principal, communiquant avec brio le désarroi d’une femme ne se sentant pas plus à sa place dans sa Chine natale que dans son Québec d’adoption. Elle est entourée d’acteurs et d’actrices solides parmi lesquels on notera Kefa Cui et Cheng Yan dans le rôle des grands-parents de Fang et Émile Proulx-Cloutier, dans le rôle de son mari montréalais.
Cependant, malgré la mise en scène indéniablement soignée de Xiaodan He (à qui l’on doit également le court-métrage Cairo Calling et le documentaire The Fall of Womenland), le film pèche par une scénarisation quelque peu maladroite. Outre des dialogues manquant par moment de justesse, on déplore un certain éparpillement de l’intrigue qui met Fang face à une série de personnages (ses grands-parents, sa cousine, son ami d’enfance Xu) dont les histoires ne se croisent jamais. Par exemple, si la relation de Fang avec ses grands-parents constitue un point fort du film, l’intrigue parallèle de sa cousine, mère monoparentale ayant abandonné sa fille et sombré dans la criminalité, est trop rapidement esquissée pour réellement convaincre, malgré tout son potentiel (à vrai dire, le film aurait tout aussi bien pu se concentrer sur cette unique histoire). Ces failles scénaristiques finissent par s’accumuler et nuisent à la cohésion générale de l’œuvre, dont le propos finit par s’éparpiller. Idem pour certains choix artistiques plus questionnables, comme l’utilisation des très connotées Gymnopédie de Satie et Air sur la corde Sol de Bach pour ouvrir et clore le récit, respectivement.
On ne saurait toutefois bouder son plaisir trop longtemps pour Un printemps d’ailleurs. Malgré son scénario en dent de scie, le film parvient à surnager par la seule force de sa mise en scène sensible et de la présence charismatique de ses comédiens. Se démarquant des autres productions québécoises par ses thèmes unique, ce long-métrage de Xiaodan He – qui, on l’espère, saura rejoindre les foules une fois sorti en salle – apporte une nouveauté des plus nécessaires au cinéma québécois.

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Les Rendez-Vous Québec Cinéma ont eu lieu du 21 février au 3 mars.