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15-05-2025 Vol 19

Souffrir au nom de quoi? Pour en finir avec The Revenant

La semaine dernière j’ai eu la bonne (ou la mauvaise) idée, en cette saison des Oscars, de retourner voir The Revenant d’Alejandro G. Iñárritu. Cette aventure intense et viscérale, du moins dans mon souvenir, méritait selon moi un deuxième visionnement ne serait-ce que pour l’impact colossal de ses images musclées, filmées à la manière d’un Emmanuel Lubezki. Bien sûr, on nous a aussi prévenus, des mois avant sa sortie, que le réalisme déployé dans ce film, en grande partie généré par des conditions de tournage laborieuses et quasi impossibles, était presque sans précédent et constituait à lui seul une raison valable pour se précipiter en salles au plus vite.

Crédit photo: oblikon.net

En ce qui a trait au récit, on nous avait donné très peu de détails, si ce n’est qu’il concerne les tourments et supplices vécus par l’explorateur Hugh Glass (Leonardo DiCaprio) dans tous ses efforts acharnés pour retrouver l’homme qui l’a laissé pour mort après un combat contre un ours. Rien de plus à ajouter puisqu’au final c’est, à peu de choses près, tout ce que le film se contente de nous présenter. À la première écoute, The Revenant captive par son esthétique crue et imposante. Alors que ce même hiver on avait droit avec The Hateful Eight à une expression visuelle formidable des vestiges d’un cinéma d’autrefois, celui des grands canevas et d’une chaleur intrinsèque à la pellicule, ce nouveau Iñárritu représente un nouveau sommet de la direction photo numérique, atteint entre autres par Lubezki dans Gravity (2013) d’Alfonso Cuarón.

C’est finalement ma réponse face au film d’Iñárritu qui a simplement changé entre la première et la deuxième écoute du film. Certes, je ne considérais pas The Revenant comme un chef-d’œuvre dès le départ, et j’étais bien conscient de ses faiblesses. Ce second visionnement m’a rappelé l’idée d’un spectacle de prestidigitateur dont on connaît tous les tours de passe-passe. Autrement dit, l’expérience est non seulement décevante, mais manque considérablement de substance, malgré tous les effets déployés. Étant en mesure de passer par dessus le choc initial de voir DiCaprio dévorer de la viande crue ou de tous ces plans-séquences aussi arbitraires que vides de sens, j’ai finalement été forcé de me concentrer sur tout ce qui cloche avec ce récent film à succès.

J’ai dû invoquer mon masochiste intérieur pour accepter d’encore me soumettre à cet hymne à la misère humaine sans issue, qui s’apparente d’ailleurs assez bien à l’ensemble de l’œuvre du cinéaste mexicain. Son cinéma fonctionne souvent comme une novocaïne pour bourgeois. Une autre facette prétentieuse du cinéma du spectacle, son oeuvre s’entête à snober toute forme d’humour au détriment d’une austérité bon marché, titillant son spectateur à coup de tragédies violentes et aléatoires. Alors que ses films semblent vouloir éviter de se rabaisser aux « basses vertus » d’un Hollywood populiste, les idées qui y figurent en sont rarement plus originales ou intellectuellement stimulantes. Dans Birdman, Iñárritu semblait justement se moquer de ce genre d’intentions artistiques et pourtant, celui-ci revient à la charge plus agressivement que jamais avec The Revenant. Ce qui, à mes yeux, ne fait que confirmer son manque d’intégrité créatrice. D’ailleurs, Hugh Glass n’a jamais eu de fils, encore moins un fils métis. Pour Iñárritu et son coscénariste Mark L. Smith, un simple récit de vengeance homme à homme se devait alors d’être renchéri artificiellement par un influx de désarroi paternel et du syndrome « Dances With Wolves », où le protagoniste devient automatiquement un saint aux yeux du public en se portant comme le fier défenseur des tribus amérindiennes.

Crédit photo: trajectoire.ch

Au final, The Revenant n’offre qu’un portrait «carte postale» des autochtones, s’appuyant sans cesse sur les mêmes clichés offerts depuis des décennies dans le cinéma populaire. Ceux-ci sont présentés en tant qu’êtres mystiques avant même d’être considérés comme des êtres en chair et en os. Dans le cas présent, ils ne servent qu’à fournir une poussée narrative pratique au récit, y ajoutant le motif conventionnel d’une course contre la montre lorsqu’ils pourchassent le protagoniste. À d’autres moments, ils occupent la fonction d’adjuvant, afin que l’explorateur américain puisse survivre aux intempéries si grotesquement cruelles et aberrantes que le spectateur moyen ne pourrait autrement croire en sa survie.

Ces invraisemblances qui truffent l’histoire n’ont tout simplement pas leur place dans la démarche hyper réaliste que le cinéaste semble vouloir établir. De là découle une des grandes défaillances du film, soit cette incapacité (ou manque de volonté) à trouver un ton adéquat et cohérent pour l’ensemble du film. Si Iñárritu souhaite jongler avec les genres, il le fait très mal. The Revenant se trouve constamment dans un entre-deux dérangeant qui zigzague entre fausse poésie «Malickienne» et film de genre belliqueux, n’assumant jamais pleinement l’un ou l’autre. Par moments, surtout lors de la première heure, on retrouve dans The Revenant des soupçons d’Anthony Mann. Ces westerns montagneux, aussi sombres qu’ambigus, couplés d’une férocité de film d’action, qui rappellent également le Cliffhanger de Renny Harlin dans lequel un Sylvester Stallone athlétique doit lui aussi subir les pires calvaires hivernaux pour survivre à des bandits sans merci. Toutefois, il devient presque insupportable d’avoir à rallier cette tendance initiale intéressante avec la prétention croissante d’un film qui se met à confondre souffrance et profondeur, ainsi que difficulté et accomplissement artistique, comme si la douleur entraînait forcément récompense.

Le film semble pourtant adulé pour ses prouesses techniques, et de multiples articles ont été rédigés afin d’informer les lecteurs de l’ingénuité dont les artisans ont usé pour parvenir au résultat final. The Revenant, avec tout le marketing qui a entouré la sortie du film, tente finalement de persuader le spectateur de son succès simplement par les efforts déployés. Les anecdotes entourant la production et le tournage ont alors pris autant de place, sinon plus, que les discussions sur le film lui-même. Mais est-ce assez pour constituer le mérite de ce film ? On nous raconte sur IMDB comment Tom Hardy, qui n’entretenait pas la plus belle des relations avec Iñárritu, a fini par étrangler le réalisateur à la blague, incident qui s’est d’ailleurs retrouvé imprimé sur un t-shirt porté par l’acteur. Évoquant la relation amour haine qui unissait Werner Herzog et son interprète fétiche Klaus Kinski, cet épisode de tournage, qui a été souligné à gros traits, ne fait que contribuer à l’aura quasi mythique qui entoure le film. On veut donc nous faire accepter ces facteurs externes pour gages de qualité, mais n’est pas Herzog qui le veut bien. Ces exploits costauds, tant devant que derrière la caméra, ne forment malheureusement qu’un long et pénible test d’endurance.

Certes, les images en mettent plein la vue, et ce serait se mentir que d’affirmer que cette démonstration de cinéma dur à cuire n’impressionne pas dès la première expérience. Toutes ces manœuvres techniques ne servent cependant qu’elles-mêmes. Lors de la scène de combat du début du film, entre trappeurs américains et guerriers natifs, un plan-séquence évolue entre trois personnages, changeant de sujet chaque fois que le précédent est massacré, avant de terminer son mouvement sur Fitzgerald (Tom Hardy). Ce type de plans, fréquents et bien exécutés, représentent en quelque sorte une extension formelle du film dans son ensemble qui se terre dans l’affect des extrémités émotionnelles (la peur, le désarroi, la souffrance), qui évite toute forme de nuance et qui, par-dessus-tout, se complait dans sa propre violence au même titre que n’importe quel autre «blockbuster» destiné au grand public.

C’est comme si pour tous les Peckinpah et les Scorsese de ce monde, on avait droit à au moins trois fois plus d’imitateurs pseudo renégats qui utilisent la caméra pour s’extasier dans une violence survoltée, machiste, sans vouloir en assumer complètement les conséquences. Dans The Revenant, Iñárritu nous expose à une scène douloureuse dans laquelle Powaqa, fille d’un chef de tribu amérindienne, se fait violer par un trappeur français. Ce moment difficile à recevoir (et avec raison) pourrait être qualifié comme instance audacieuse de représentation s’il ne servait pas de simple validation héroïque envers le personnage d’Hugh Glass, qui délivre la jeune fille de son agresseur. Lors de l’affrontement final entre le héros et son antagoniste, The Revenant atteint un niveau de barbarie qui rivalise avec les moments les plus sanglants de The Raid 2. Par ailleurs, Hugh Glass n’a jamais pu, en réalité, se venger de Fitzgerald. Difficile alors de croire en ce désir supposément obsessionnel d’un réalisme total et historique de la part du réalisateur.

La performance des acteurs fut pour sa part un aspect amplement médiatisé, notamment à l’approche de la 88e cérémonie des Oscars. Plusieurs, dont Matt Zoller Seitz de « rogerebert.com » dans un récent article, s’opposent à toute l’attention qu’on donne à la prestation plus sportive qu’artistique de DiCaprio. Il s’agit là d’un débat intéressant, à savoir s’il est juste de louanger des performances physiquement éprouvantes au détriment de rôles simples, mais potentiellement plus complexes, allant solliciter tout l’arsenal émotionnel des comédiens les plus talentueux. La performance de DiCaprio dans ce film est un exemple poussé d’une tendance de jeu qui capte le plus facilement l’attention, celle dans laquelle le comédien est soumis à des transformations ou handicaps physiques notables. Malgré tout, en ce qui concerne The Revenant, le rôle robuste, mais unidimensionnel de l’acteur américain n’est qu’à l’image du manque de réelle ambition d’Iñárritu.

Depuis quelques semaines, une vidéo illustrant une comparaison formelle assez révélatrice circule sur le web, dans laquelle on expose les grandes similitudes qui unissent plusieurs plans de The Revenant à l’œuvre d’Andreï Tarkovski. Cette beauté plastique ne s’avère qu’être éphémère lorsqu’on réalise qu’Iñárritu ne parvient pas à incorporer à ses images tout le mystère ou l’ambiguïté qui emplissent celles du maître russe. Un élément qui démontre, une fois de plus, que le réalisateur mexicain tente d’accéder à la grandeur en tournant les coins ronds. On peut apprécier les références à Stalker ou Le miroir, filmées superbement par la «ARRI Alexa 65», mais le cinéphile averti saura se méfier de cette supercherie cinématographique par laquelle on essaie de nous convaincre que des images grandiloquentes riment nécessairement avec grandes images de cinéma. En fin de compte, ce second visionnement de The Revenant n’a fait qu’exhiber toutes ces marques d’imposture, aboutissant au mirage d’un faux grand film.


The Revenant, Alejandro Gonzalez Iñárritu, États-Unis, 156 minutes.

Article par Benjamin Pelletier – Il aime le cinéma et en parler.

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