Comme ouverture de saison au Théâtre Prospero, la Veillée propose de revisiter, pour la deuxième fois dans son parcours artistique, une œuvre contemporaine de l’auteure américaine Joyce Carol Oates. Dans son œuvre prolifique et de renommée internationale, Oates détaille cruellement le dérapage de notre Amérique. En centre de celle-ci, en guise de pierre angulaire, le prisme de la femme. Après L’Éclipse (présentée en 2012), la metteure en scène et directrice artistique de la compagnie, Carmen Jolin, s’attaque à l’une des pièces tirée du recueil Three Plays. La preuve ontologique de mon existence met en scène les conséquences désastreuses de la révolte d’une jeune fugueuse.

Captive d’une usine désaffectée, Shelley, interprétée avec fougue par la jeune comédienne Nora Guerch, s’adresse à nous, spectateurs, comme si nous étions la dernière chose à laquelle elle pouvait se raccrocher. Elle se décrit comme toutes ces femmes qui, comme des étoiles filantes, ne laisseront aucune trace après leur passage. Elle est à la fois la pute qu’on retrouvera dans la rivière, l’adolescente en fugue qui ne reviendra pas et encore « la fille dont le corps a été retrouvé dans un lot abandonné… en dessous d’un tas de débris… […] ». Elle est toutes ces femmes et bien plus encore. La voix grave qui jaillit de ce petit corps frêle nous glace. Elle est fiévreuse et violente. Quelque chose sous la carapace fragile de cette femme-enfant s’embrase. Quelque chose comme le désir urgent de laisser une empreinte dans le monde, une preuve de son existence.

Slaps, kicks, love-maulings, a fistful of your hair pulled from your head—these are proofs that other people exist. You’ll see them. You’ll feel them. Do they hurt? Oh yes! Yes. . . . My head was banged on the floor over there . . . and it made me understand that the floor exists. One day I got very tall and the ceiling up there . . . brushed against the top of my head, so I knew that the ceiling existed also.1 — Shelley
Pendant un bon moment, on assiste aux contorsions physiques de la comédienne qui se fait violence en traversant de long en large la scène. Son travail du corps est généreux, assez juste, mais tellement intense pour la petite scène du Prospero que la scénographie s’en trouve dévoilée de manière assez douteuse. Tout tremble, un faux mur de tôle ondulée renfonce à chaque fois qu’un comédien s’y appuie, les meubles chancèlent, bref, l’espace supposé représenter un entrepôt industriel est tellement fragile et précaire qu’il est impossible d’y croire.

Cette discordance entre la théâtralité du jeu corporel et l’espace réaliste précaire ne fera que s’accroître dès l’arrivée de Peter V. (interprété par Fréderic Lavallée), le pimp. Lourdes bottes, pantalon de cuir, boucles dorées et paré d’un long veston mauve criard, Peter débarque sur scène comme dans son arène et nous apparaît comme un genre de Willy Wonka version trash. La ressemblance est assez troublante et questionnable. Le comédien campe un personnage surréaliste et exagéré qui fait tomber la pièce dans un ridicule grotesque. Grotesque qui n’est pas un choix inintéressant, mais qui jure avec les autres éléments réalistes de la mise en scène.

L’arrivée du père de Shelley (Jean-François Blanchard) ne sauvera pas la donne. Blanchard interprète la figure d’un père impuissant face à l’insondable mal existentiel de sa fille. La maladroite tentative du père, lorsqu’il tente de convaincre sa fille de revenir à la maison avec des projections photographiques est risible. La scène où il pose et branche un canon projecteur pendant que Peter lui construit un écran avec quelques babioles trouvées à même le sol laisse perplexe. Malheureusement, on passe complètement à côté de la relation père-fille.
Je tiens somme toute à souligner l’engagement des comédiens qui ont défendu bec et ongles la proposition. Je leur reconnais dévouement, énergie et rigueur.

Le sens est aujourd’hui l’une des matières premières de l’artiste. Il n’y a rien de plus frustrant que d’assister à un spectacle qui semble jouer pour lui-même. Au théâtre, entre le monde extérieur et le spectateur assis dans la salle, il y a la scène ; fenêtre sur ce monde. L’artiste c’est la sentinelle qui tente d’éclairer faiblement cette profonde obscurité d’un monde dont nous parle Joyce Carol Oates dans son œuvre. Cela ne suffit par d’avoir un texte, une scène, des acteurs et un public. Cela ne suffit pas non plus d’exposer un sujet d’actualité. (Et de toute façon, qu’est-ce qui n’est pas d’actualité aujourd’hui ?) Il faut savoir aussi l’exploiter, le démontrer, l’interpréter, le fouiller, le douter, le virer à l’envers. Dans La preuve ontologique de mon existence, ce gardien du sens manque gravement. La discordance des éléments formels de la mise en scène a empêché le spectateur d’atteindre le fond de l’œuvre et malheureusement, l’écriture de Oates est restée prisonnière de la boîte noire.
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La preuve ontologique de mon existence de Joyce Carol Oates, présenté du 17 septembre au 11 octobre 2013 au Théâtre Prospero. M.E.S. Carmen Jolin.
Article par Myriam Stéphanie Perraton-Lambert. Elle est de celles qui croient que le théâtre est un corps de résistance. Elle aime quand il nous met à l’épreuve et quand il dispose d’«explosifs insondables». Elle vous parlera trop souvent de Jon Fosse et de ses poètes scandinaves, mais c’est ce qui fait son charme.
1 À noter que le texte du spectacle est en français dans une traduction de Téo Spychalski : « […] Coups de poing, coups de pieds, harcèlement amoureux, poignée de cheveux arrachés de ma tête – ce sont des preuves que les autres existent. /Vous les verrez, vous les sentirez. Est-ce qu’ils font mal ? Ah oui ! Oui! Quand on a frappé ma tête contre le plancher, là — ça m’a fait comprendre que le plancher existe. […] »