Foi et séparation. Le Chant d’une Sœur de Danae Elon

Présenté en compétition nationale au RIDM et à l’affiche depuis vendredi, Le Chant d’une sœur est une œuvre sensible sur…
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Présenté en compétition nationale au RIDM et à l’affiche depuis vendredi, Le Chant d’une sœur est une œuvre sensible sur les liens familiaux ébranlés par les aléas imprévisibles de l’expérience humaine. Réalisé par Danae Elon, le film consiste en une chronique de la relation entre deux sœurs, Tatiana et Marina, élevées à Jérusalem dans les années 1990. Manifestement proches, voir inséparables, la vie des deux sœurs basculent lors d’une visite anodine à un monastère pour un travail scolaire. Tatiana y vit une véritable épiphanie et décide de consacrer sa vie à Dieu, quittant éventuellement Jérusalem pour rejoindre les sœurs d’un monastère en Grèce. Pour la jeune Marina, cet exil relève pratiquement de la trahison – le relatif mutisme de sa sœur n’étant qu’une confirmation de plus de son abandon.

Le film retrouve ainsi Marina, plus de 20 ans après ce jour fatidique, alors qu’elle s’apprête à visiter sa sœur, et, elle l’espère, la convaincre de revenir avec elle à Jérusalem, où les attendent leur mère et le jeune fils de Marina. Espoirs bien évidemment assez naïfs : cette visite de Marina (qui se transformera éventuellement en une brève visite de Tatiana à Jérusalem) permettra cependant aux deux sœurs de renouer leur lien brisé et de tenter de s’apprivoiser mutuellement.

Le chant d’une soeur – Danae Elon (Source : IMDb)

Filmé en majeure partie du point de vue Marina, le film met habilement en contraste la vie cosmopolite de la jeune sœur avec celle de son aînée. ayant sacrifié le confort, l’hédonisme, mais aussi les responsabilités de la vie contemporaine en s’exilant dans son monastère, présenté comme un îlot intemporel, pratiquement coupé du monde. Ainsi préservée des vicissitudes de la vie terrestre, Tatiana vit une existence vouée à la contemplation de la divinité. Cette divinité nous est présentée à travers le filtre du regard de Marina, dont les convictions religieuses ne sont manifestement pas du même ordre que celles de sa sœur – de fait, la vie au monastère nous est présentée comme une vision extraterrestre, ou du moins inatteignable, condamnée à une certaine abstraction, tant langagière que visuelle.

Le film reste par ailleurs assez vague sur la conversion soudaine et inattendue de Tatiana, dont les seules sources sont les récits quelque peu contradictoires de la principale intéressée et de sa famille. On y devine l’influence d’un certain prêtre qui aurait encouragé Tatiana dans sa dévotion, la prenant sous son aile et facilitant son entrée au monastère. Encore aujourd’hui, l’homme semble exercer une influence indéniable sur la vie de la sœur – influence qui n’est pas pour plaire à Mariana, on s’en doute. Présence fantomatique (il n’apparaît pas dans le documentaire mais est abondamment mentionné par tous les personnages) et quelque peu inquiétante, il n’est pas loin d’évoquer, intentionnellement ou non, la figure abusive d’un quelconque leader de culte  et Marina, la victime de son lavage de cerveau. Les paroles de Marina ne permettent guère d’en deviner plus, malgré le fait qu’elles laissent éventuellement paraître une femme plus indépendante et convaincue dans sa foi que sa sœur pourrait l’envisager. La conclusion du film laisse surtout deviner un amour fraternel profond brimé par des visions du monde incompatibles, une incompréhension mutuelle qui ne commence qu’à être surmontée.

Le Chant d’une Sœur, si son propos et sa sensibilité sont d’une efficacité et d’une clarté certaines, pourra peut-être faire tiquer certains puristes du format documentaire, qui ne manqueront pas de crier à la mise en scène de certaines scènes. Si on veut bien ne pas remettre en question l’authenticité des personnages et situations dépeintes dans le film, on ne peut en effet pas nier que de nombreux segments sont clairement le fruit de reconstitutions ou de conversations habilement mises en scène. Mais passons, en acceptant que la forme documentaire a depuis toujours été un format excessivement malléable, ouvert à la manipulation, la reconstitution ou la fabulation – sans que la vérité première du sujet n’en soit altérée.

Le Chant d’une sœur – Danae Elon (Source : Le Devoir)

Se prêtant de bon cœur au jeu de la caméra, les deux sœurs sont des figures charismatiques, passant avec naturel à l’écran, que ce soit au profit d’une séquence muette ou lors d’une conversation à bâtons rompus. Leurs échanges sont magnifiés par la direction photo de Danae Elon et Itamar Mendes Flohr. Sachant autant s’approcher d’elles que prendre du recul, la caméra capture avec candeur l’intimité des deux sœurs, leur relation d’abord distante et inconfortable, puis plus chaleureuse au fur et à mesure de la progression du film. Quand on sort de l’intimité de l’appartement de Mariana ou de la cellule de Tatiana (deux environnements pour le moins dépouillés), les images aident à situer le conflit intime dans un univers infiniment plus vaste, qu’il s’agisse des monts et vallées vertigineux de la Grèce ou des plages éclairées par les néons de l’Israël contemporain. L’on reprochera toutefois une plasticité quelque peu télévisuelle à la mise en scène qui vient étouffer ce que certaines images peuvent avoir d’énigmatique ou poétique. Le montage adroit de Vincent Guignard et Alexandre Leblanc réussit pour sa part à maintenir une certaine cohésion dramatique sur l’ensemble, isolant les événements et guidant le film sur une courbe dramatique efficace, à défaut d’être particulièrement transcendante.

On peut en effet reprocher au film, par sa concentration sur la dynamique purement familiale et sentimentale de son sujet, d’ignorer les implications plus profondes de son examen de la foi. Il faut en effet convenir qu’une foi telle que celle exprimée par Tatiana, en notre époque de cynisme généralisé, est pour le moins surprenante et mérite qu’on s’y attarde. Le film reste pourtant évasif sur le sujet et les propos de Tatiana nous paraissent sibyllins, effleurant le sujet sans jamais y plonger. S’il se dessine une certaine critique de la religion organisée, ou du moins de ses tendances plus autoritaires (à travers la figure du mentor de Tatiana), le mystère premier de la Foi reste entier et Danae Elon semble plus intéressée au déchirement intime provoqué par l’abandon de Marina que sur les spécificités de la Foi ou de ses pratiques (les rituels religieux étant observés ici à une distance prudente, sans véritable implication esthétique ou émotionnelle). Un choix qui se défend et qui, ultimement, amène sans aucun doute au film la charge émotionnelle de l’incompréhension blessée de Marina, mais qui semble parfois passer à côté de la véritable substance de son sujet.

Qu’on se rassure : si cette occasion est manquée, le film de Danae Elon demeure une œuvre sensible et intelligente sur un sujet ardu, une chronique familiale des plus réussies. La réalisatrice démontre un talent manifeste pour raconter des histoires avec le format documentaire (nonobstant les critiques d’un purisme quelque peu dépassé qu’on voudrait appliquer au genre), et l’histoire de ces deux sœurs ne laisse certainement pas indifférent tant elles en viennent à incarner les conflits idéologiques de notre époque. Portrait délicat autant du déracinement que de la résilience face à l’adversité, Le Chant d’une sœur est une œuvre lumineuse portée par un profond humanisme.

Le Chant d’une sœur est sorti en salle le 30 novembre 2018.

Artichaut magazine

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