Solos solidaires, une initiative de la Société jazz de Saint-Henri (OBNL), consiste en une série de neuf épisodes de trente minutes où les animatrices Katie Malloch et Sarah MK nous ouvrent à un monde plus souvent qu’autrement recélé, celui de l’intimité créative d’artistes jazz.
En se promenant dans le quartier Saint-Henri, peut-être parce que les journées plus courtes et froides flirtent bien malgré nous avec une certaine nostalgie, on croirait entendre l’écho des notes bondissantes de l’illustre, mais encore trop méconnu des Montréalais·e·s, feu Oscar Peterson. Valérie Lacombe fait partie de la communauté de musicien·ne·s qui s’expriment aujourd’hui dans une langue qui n’est pas sans évoquer la mémoire du grand jazzman montréalais. C’est à Saint-Henri qu’a germé un génie musical mille fois (mais peut-être pas suffisamment) récompensé. C’est là aussi que Valérie a élu domicile il y a quelques années, et depuis, elle s’est remarquablement impliquée au sein de la communauté musicale qui y vit.
Saint-Henri était naguère l’un des pôles jazz les plus animés en Amérique. Le quartier a connu bien des tumultes depuis, mais qu’à cela ne tienne, il abrite encore aujourd’hui une communauté musicale importante. Elle doit toutefois lutter pour gagner la place et la reconnaissance qui lui reviennent de droit. Solos solidaires, une initiative de la Société jazz de Saint-Henri (OBNL), entend aider à (re)bâtir les ponts entre la communauté musicale et les habitants du quartier. J’ai eu la joie de m’entretenir avec Valérie Lacombe pour discuter, d’une part, de la série et, d’autre part, de l’organisme qu’elle a co-fondé.
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Comment toi et les membres de la Société jazz de Saint-Henri en êtes-vous venus à concevoir la série Solos solidaires ?
Avant que la pandémie ne frappe, on s’apprêtait à lancer 2 projets, dont une série de concerts dans un parc avec le financement du Conseil des Arts de Montréal. Comme ces projets ne pouvaient plus avoir lieu, on a créé une nouvelle série de concerts adaptée aux contraintes actuelles. Le plus important pour nous était que nos actions aient une pertinence pour la communauté, autant des musicien·ne·s que de la population de Saint-Henri. C’est comme ça que l’idée d’une série de concerts bénéfices diffusée en ligne a pris forme.
La série répond à quels besoins ? À qui s’adresse-t-elle ?
Les vidéos sont accessibles à tou·te·s : on voulait offrir une série qui fait du bien et qui permet aux amat·eur·rice·s de jazz et aux moins initié·e·s d’entrer dans le monde des musicien·ne·s invité·e·s. Pour créer une ambiance décontractée, sans prétention, et faire le pont entre les artistes et le public, on a fait appel à Katie Malloch et Sarah MK, qui assurent tour à tour l’animation des épisodes. On aime la communauté d’artistes jazz de Montréal, on est fi·er·ère·s de leur talent et on veut que cette série permette à plus de gens de les découvrir.
Par la bande, on souhaitait aussi donner aux musicien·ne·s un espace pour se retrouver et partager leur passion. Solos solidaires, c’est un peu comme les rent parties qui avaient lieu à Harlem au début du XXe siècle. On se retrouve, on se supporte, on s’amuse. Les gens contribuent (financièrement) en fonction de leurs moyens. Tout est virtuel, bien sûr, mais c’est très intime. Ici, les dons amassés ne servent pas à payer le loyer, mais plutôt à supporter DESTA Black Youth Network, un organisme basé dans la Petite-Bourgogne qui valorise l’entrepreneuriat et l’accès au marché du travail pour la jeunesse noire de Montréal.
Qu’est-ce que la Société jazz de Saint-Henri ? Et pourquoi Saint-Henri ?
Quand Sam Kirmayer (cofondateur) et moi avons déménagé dans Saint-Henri il y a quelques années, on est tombés en amour avec le quartier. C’est un quartier en mouvement, mais qui garde un fort sentiment de communauté et une fierté, et il y a une énergie spéciale qui s’en dégage. Et c’est certain que, comme Sam et moi sommes tous deux artistes jazz, le riche bagage historique du quartier a produit son effet sur nous. En même temps qu’on terminait nos études, on a commencé à organiser des petits événements jazz dans le quartier, à la Luncheonette, au Pub Epoxy, puis au défunt Amalia. On a rapidement constaté que les conditions de travail des musicien·ne·s étaient loin d’être idéales et l’idée nous est venue de fonder un OBNL pour faire changer les choses.
La Société jazz de Saint-Henri a pour mission d’offrir aux artistes jazz une tribune pour partager leur art avec la communauté de musicien·ne·s et non-musicien·ne·s du quartier. On veut faire le pont entre le public et les artistes. On souhaite aussi offrir des conditions favorables à la création et à la sécurité financière des artistes.
La question « pourquoi Saint-Henri? » en sous-tend une autre : « pourquoi pas Petite-Bourgogne? » C’est surtout à l’est d’Atwater que se sont établis les premiers travailleurs afro-américains et caribéens venus massivement remplir le rôle de sleeping car porters pour les compagnies ferroviaires de l’époque. C’est là que Oscar Peterson, Daisy Peterson Sweeney et Oliver Jones ont grandi et appris la musique, et c’est aussi là qu’ont été établis les plus grands clubs de jazz. Mais à l’époque, tout le monde parlait de ces quartiers, jusqu’à la rue de la Montagne, comme Saint-Henri. Petite-Bourgogne, c’est le nom qui a été donné lors de la première « revitalisation» massive du quartier effectuée dans les années 1960, qui a résulté en l’exode des communautés afrodescendantes vers d’autres quartiers de Montréal et ailleurs au Canada et aux États-Unis.
Pour nous, « Saint-Henri » c’est une manière douce d’afficher notre solidarité envers l’histoire et de ne pas oublier sur les épaules de quels géants nous nous appuyons. C’est un clin d’œil au old neighborhood, tout en étant une vision d’avenir pour le jazz à Montréal.
On dit de la Société jazz qu’elle entend contribuer à l’évolution du jazz dans le quartier Saint-Henri. Comment la série Solos solidaires s’inscrit-elle dans le cadre de cette mission ?
Il faut comprendre que l’évolution du jazz dont on parle n’est pas du tout synonyme d’amélioration de la musique jazz. Ce qu’on souhaite améliorer, ce sont les conditions dans lesquelles les musicien·ne·s jazz évoluent aujourd’hui. On croit que c’est en diversifiant les contacts entre les acteurs jazz et la communauté au sens large qu’on arrivera à cultiver un public ouvert et intéressé. L’évolution de la musique se fait par elle-même, pour autant qu’on offre aux musicien·ne·s un espace sain pour créer.
La série Solos solidaires répond à nos valeurs de communauté parce qu’elle sert à amasser des fonds pour un organisme du quartier dont les valeurs nous tiennent à cœur. Dans le contexte où les artistes ont peu ou pas d’opportunités de se produire sur scène, le cadre intimiste de la série nous fait découvrir des artistes et met leur travail en lumière. On est fi·er·ère·s de pouvoir utiliser la subvention du Conseil des Arts de Montréal pour rémunérer les animatrices et chacun·e des artistes mis·e en vedette dans la série.
Quels sont les démons de la communauté et de la scène jazz montréalaise ?
Premièrement, les gens qui ne jouent pas ou n’écoutent pas de jazz ne se sentent pas toujours les bienvenus. Le genre est parfois perçu comme exclusif plutôt qu’inclusif, « cultivé » plutôt que populaire. C’est dommage, parce qu’autrefois, c’était la musique du peuple. C’est une musique libre, entraînante et participative. La Société jazz de Saint-Henri croit en la médiation culturelle pour détruire les barrières entre le monde du jazz et la communauté au sens large.
Deuxièmement, les performances sont presque exclusivement données dans des restaurants ou dans des bars. La responsabilité financière du cachet repose donc entre les mains des restaurateurs qui ne disposent pas toujours des plus grands moyens. On croit que la diversification des sources de financement est une piste de solution pour régler ce problème.
Finalement, l’éducation musicale se fait presque entièrement dans les établissements d’enseignement (cégeps et universités), ce qui explique peut-être pourquoi le jazz est souvent vu comme intellectuel et élitiste. Je crois que les expériences d’apprentissage doivent exister en dehors de ces établissements. À la base, le jazz se transmet par tradition orale. La Société jazz de Saint-Henri souhaite raviver cette tradition de mentorat, pour le mieux de sa communauté.
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Les épisodes de Solos solidaires sont diffusés le jeudi à 19 h sur la page Facebook de la Société jazz au facebook.com/sainthenrijazz/live. Les épisodes passés y sont également répertoriés et peuvent être visionnés en tout temps. La Société jazz de Saint-Henri souhaite remercier le Conseil des Arts de Montréal pour son soutien financier. Le projet est réalisé en collaboration avec le studio Le Burrow, à la direction artistique.
Entrevue réalisée par Mathieu Soucy, chef du pupitre musique de l’Artichaut.