Au creux de l’oreille est un mouvement lancé en France au printemps dernier par Wajdi Mouawad et le Théâtre national de la Colline dans le but de briser l’isolement de personnes confinées le temps de courtes lectures faites au téléphone par des comédien.ne.s bénévoles. Dans son incarnation québécoise, chapeautée par le Théâtre Périscope, l’initiative a mobilisé 323 artistes-lecteur.trice.s qui ont rejoint près de 2500 personnes du 22 avril au 23 mai. Repris à l’été pour quelques semaines, le projet revient cet automne, cette fois avec l’appui du Conseil des arts et des lettres du Québec.
Jour 17 du confinement de la deuxième vague, 15h58. J’attends l’appel de la comédienne Catherine Hughes, l’une des artistes porteuses de la branche québécoise d’Au creux de l’oreille. Je suis un peu nerveuse, même si je connais les grandes lignes du projet: pendant une quinzaine de minutes, au téléphone, madame Hughes me fera la lecture d’un extrait d’une pièce de théâtre, d’un essai, d’un roman ou encore d’un recueil de poésie. Les possibilités sont illimitées. J’ai d’ailleurs coché «Faites-moi une surprise!» dans le court questionnaire qu’on m’a envoyé avant cette expérience. À quatre heures pile, madame Hughes m’appelle. Ma nervosité s’estompe après quelques secondes: sa voix douce me rassure, et cette rencontre intime, amorcée dans le confort de mon sofa, me donne envie de m’abandonner tout entière à l’expérience. Le vouvoiement est évacué en même temps que mon stress. Je suis prête à écouter.
Catherine choisit de me lire une courte pièce non éditée d’Isabelle Hubert, Le jour où je suis tombée amoureuse de Cyrano. L’histoire, joyeuse et amusante, met en scène une adolescente qui découvre l’improvisation et qui choisit par la suite d’assumer son amour grandissant du théâtre, et ce, malgré l’avenir scientifique que lui souhaitent ses parents. Ce texte ne saurait davantage me rejoindre et me voilà complètement désamorcée. Si j’avais quelques questions pré-écrites à poser à la généreuse comédienne, la première me vient de manière spontanée.
Premièrement, je dois avouer que je suis complètement étonnée par ton choix de texte, qui s’arrime parfaitement à mon propre parcours. Est-ce que c’est quelque chose qui arrive souvent? Ton auditoire se retrouve-t-il parfois dans les textes que tu lis?
C’est drôle, parce que oui, vraiment souvent. On a plusieurs histoires comme ça. Si je coordonne le projet, je lis aussi en tant que comédienne. Au printemps, j’ai fait beaucoup de lectures au téléphone, et l’extrait résonnait souvent chez l’auditeur ou l’auditrice, il y avait régulièrement des hasards comme celui-ci. C’est très spécial, surtout quand on a des dizaines et des dizaines de textes parmi lesquels choisir. Cela fait définitivement partie de la magie du projet.
De quelle manière choisis-tu le texte que tu vas lire? Y a-t-il des critères de sélection? Par exemple, te bases-tu sur la tranche d’âge de la personne à appeler, ou bien tout est fait de manière intuitive, plus aléatoire?
Ça dépend vraiment de chaque artiste. Il m’arrive de faire choisir le texte à l’auditeur ou à l’auditrice, comme j’aurais pu le faire avec toi. J’avais déjà lu cette pièce-là aujourd’hui et j’avais vraiment envie de la partager encore, car je la trouve géniale. Parfois, il y a des coups de cœur comme ça. À d’autres moments, il y a trois textes que je suis prête à lire. Je peux alors demander, par exemple: «Cyrano, amour adolescent, ou bien tarte aux pommes?» Je laisse la personne choisir, ce qui peut être tout aussi chouette. Pour ce qui est de la tranche d’âge, c’est une nouvelle information qu’on demande dans le questionnaire envoyé aux personnes qui seront appelées. On ne peut pas s’arrêter qu’à cela, bien entendu, mais il s’agit d’une façon d’orienter un peu nos lectures. On demande aussi à nos auteurs et à nos autrices d’envoyer des textes lumineux en raison du contexte de la pandémie. Ce projet est quand même né au cours de cette période trouble. Le but est de briser la solitude par l’art, la rencontre et les mots, mais toujours avec lumière et optimisme.
Vous avez choisi de lire des textes non édités, ce qui est nouveau par rapport à la première mouture du projet. Pourquoi cette décision?
La première mouture est née dans l’urgence. Au printemps, nous avons entendu parler de cette initiative en France et quelques artistes d’ici ont choisi de se lancer dans le projet de manière bénévole. Nous avons demandé à des écrivain.e.s québécois.e.s de nous partager des textes, et ce, en acceptant de ne pas recevoir de droits d’auteur.trice.s. Personne n’était payé. Cette fois-ci, nous avons des subventions du Conseil des arts et lettres du Québec. Il est devenu très important pour nous, d’une part, de rémunérer tout le monde et, de l’autre, d’offrir le plus d’appels gratuits possible, notamment à certains organismes. Nous avons pris la décision de tendre une perche aux écrivain.e.s en leur proposant de nous partager des textes non édités afin d’éviter certaines lourdeurs administratives. De cette façon, nous proposons également à notre auditoire des textes inédits, ce qui rend notre projet d’autant plus original.
Dirais-tu qu’il y a d’autres différences entre les deux moutures?
Pas dans le résultat de l’appel. Au fond, ce dernier est assez simple: c’est une rencontre humaine. On discute, et puis il y a la portion lecture. À la limite, on dit que le texte est un prétexte à la rencontre. Des fois, on tombe sur des personnes qui ont plus envie de parler avec nous que d’écouter. À d’autres occasions, le texte permet de tracer des parallèles et engendre des sujets de conversation. Les grosses différences entre les deux moutures se trouvent vraiment du côté de la logistique: on est mieux organisés, et les gens sont payés pour ce qu’ils font.
J’aimerais souligner le choix de l’expression «rencontre humaine». J’allais justement te demander comment on pouvait qualifier ce type de performance.
On aime vraiment envisager notre projet comme une rencontre, même si l’appel demeure une mini-performance très intime, faite par la voix. D’ailleurs, lors de la signature du contrat avec l’Union des artistes, on a eu du mal à définir comment on pouvait désigner notre projet, dans quelle tranche de pratiques artistiques il s’inscrivait. L’acteur ou l’actrice interprète et incarne bel et bien un texte, mais dans un format très rare, qui n’existe pas ailleurs. On a un tout petit auditoire: une ou deux personnes, parfois trois si on rejoint une famille. De plus, on ne lit souvent qu’un extrait et non des pièces complètes. Encore une fois, le texte est un prétexte pour entrer en contact avec des gens, en particulier des personnes seules. C’était d’ailleurs notre premier objectif. On pensait beaucoup aux personnes âgées, aux résidants des CHSLD en se disant: «Il faut leur tendre une perche.» Pour ce faire, quoi de mieux que le bon vieux téléphone? Cet appareil fait également changement des écrans. On a aussi appelé des personnes plus jeunes et des familles qui nous disaient que notre voix leur faisait du bien et qu’elle les sortait de leurs appareils électroniques. Même si certain.e.s nous demandent parfois de les rencontrer sur Zoom, on insiste pour conserver l’aspect unique de la rencontre par la voix au téléphone. C’est ce qui fait la singularité de notre projet et ce qui nous permet de nous démarquer.
Dirais-tu que le téléphone te permet certaines possibilités interprétatives que tu ne peux pas trouver sur la scène, notamment certains effets sonores?
Il peut y avoir des effets intéressants de chuchotements et de silences. Mes collègues et moi avons beaucoup discuté du fait que nous n’osions pas trop laisser de grands silences au téléphone. Comme notre auditoire ne nous voit pas, on craint parfois qu’il croit que la lecture est terminée. D’autres fois, il y a un long silence à la fin de cette dernière, et on sent que les personnes appelées souhaiteraient prolonger le moment, ce qu’on accepte pour les plonger davantage dans l’ambiance. Le fait que l’expérience soit si intime change aussi notre manière de parler. Au théâtre, devant une salle qui comporte plusieurs centaines de personnes, la projection est essentielle. Dans ce cas-ci, nous faisons davantage un travail de voix, plus subtil et délicat.
Au cours de l’appel, je n’osais pas t’interrompre. Je préférais sourire plutôt que rire afin de ne pas gêner ta lecture et briser le moment, ne serait-ce qu’avec un son. En général, comment ton auditoire réagit-il et de quelles manières ses réponses influencent-elles ton interprétation?
Je pense que le caractère intime de la chose fait en sorte que beaucoup de gens se sentent gênés. Il faudrait peut-être signaler d’emblée qu’ils ont le droit de réagir. Pour nous, c’est agréable et riche d’entendre des réactions, car le théâtre demeure un échange. Il faut un public pour donner sens à la performance, à la pièce.
En tant que comédienne, comment vis-tu l’absence d’un public physiquement présent? L’énergie de la salle te manque-t-elle?
Non, parce que ce n’est pas du tout comparable. Je suis concentrée sur la personne et j’ai constamment en tête de lui offrir le meilleur de moi-même, toute mon énergie ainsi que l’essence du texte et de l’histoire que je partage avec elle. Que ce soit une seule personne, des dizaines ou des centaines de spectateurs ne change pas du tout ma façon de faire et ne rend pas la chose moins spéciale, car c’est le même travail d’interprétation et de communication. Plusieurs artistes ont vu leurs spectacles annulés en raison de la pandémie et nous ont remerciés d’avoir su créer une expérience qui leur donnait le même plaisir que celui de jouer sur scène.
Cette expérience est indéniablement enrichissante et apaisante pour l’auditeur. Dans quelle mesure dirais-tu qu’elle l’est aussi pour le comédien ou la comédienne, d’un point de vue personnel et professionnel?
Selon les témoignages que nous avons reçus de part et d’autre, l’expérience de l’auditoire et celle des comédien.ne.s sont également enrichissantes, car les deux se répondent. La plupart des acteurs et des actrices sont content.e.s de jouer à nouveau et font de magnifiques rencontres. Plusieurs continuent même de rejoindre certaines personnes après leur appel initial. Par exemple, une de mes collègues a eu un coup de cœur pour une dame qu’elle contacte maintenant chaque semaine. Au-delà du métier et de l’envie de jouer, on prend plus que jamais conscience que c’est un privilège d’entrer en contact avec des humains. À un moment où il faut s’isoler, cette expérience renforce notre besoin d’établir des relations avec eux, voire de les aider.
Étant de nature anxieuse, j’étais justement un peu nerveuse à l’idée d’entrer directement en contact avec toi. Je suis habituée à la distance quelque peu rassurante qui me sépare d’ordinaire des acteurs et des actrices de théâtre. Dès la première minute, mon niveau de stress a considérablement diminué. Je me sentais plutôt rassurée, enveloppée et bercée par ta voix. Selon toi, à quel point ce projet peut-il être envisagé en tant que forme d’art-thérapie?
Je ne sais pas si ça peut être un élément de réponse, mais on a vraiment beaucoup de demandes de la part d’organismes ou encore de résidences pour personnes âgées qui sont intéressées à poursuivre le projet avec nous. Pour avoir fait du bénévolat avec Les Petits frères à Montréal pendant presque deux ans, je sais à quel point une rencontre ou un appel peut faire la différence pour quelqu’un et je suis persuadée que notre projet pourrait complètement intégrer un programme ou une démarche d’art-thérapie.
Crois-tu qu’Au creux de l’oreille pourrait se déployer dans un contexte non pandémique?
Je pense que oui. En ce moment, il nous reste des places à combler et on réalise qu’on a un peu oublié les adolescent.e.s au cours de la pandémie. On aimerait donc leur tendre des perches et on pense par exemple à entrer en contact avec des classes d’art dramatique. On souhaite vraiment rejoindre différentes tranches d’âge. Même si nous tenons avant tout à appeler certaines personnes en situation de vulnérabilité, l’expérience est très enrichissante pour plusieurs types d’individus, y compris les acteurs et les actrices. Je crois donc qu’elle pourrait exister à tout moment.
Penses-tu que le projet va se poursuivre au-delà de l’automne?
J’ai l’intuition que oui, car on a déjà plusieurs demandes de certains organismes. Mes collègues et moi sommes continuellement en contact depuis le mois de mars, et tout se fait très facilement à distance. En situation de télétravail, c’est vraiment un projet de rêve. Pour ma part, je crois que tant qu’on sent que notre beau projet peut répondre à un besoin pour lequel il y a une certaine demande, il faut le poursuivre.
Pour l’instant, c’est jusqu’au 14 novembre que les généreux artistes-lecteurs.trice.s pourront vous lire Au creux de l’oreille, du mercredi au vendredi de 14h à 16h et de 18h à 20h ou le samedi entre 14h et 18h. Déployée à travers tout le Québec, cette magnifique expérience peut également être offerte à un.e proche. Si la plupart des billets sont donnés aux membres d’organismes communautaires, certains sont réservés au grand public pour la modique somme de quinze dollars.
Pour acheter vos billets, c’est par ici: https://www.theatreperiscope.qc.ca/programmation/au-creux-de-l-oreille#achat
Entrevue réalisée par Jeanne Murray-Tanguay, candidate à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal et cheffe du pupitre Corps en scène de l’Artichaut.