Le réalisateur Stéphan Beaudoin et la scénariste Sophie-Ann Beaudry signent leur premier long métrage Le Rang du Lion, tourné en Estrie en septembre 2012. Un jeune homme, Alex (Frederic Lemay), laisse tomber ses études et accepte de suivre sa nouvelle copine Jade (Geneviève Bédard) dans une commune recluse où plusieurs jeunes vivent sous le joug de Gabriel (Sébastien Delorme), un ancien professeur de philosophie aux méthodes peu orthodoxes. Adepte des théories de Nietzsche, l’enseignant exerce son influence sur les jeunes à travers des expériences dans son «laboratoire du vrai». Rapidement, Alex se met à douter de l’apparente vie idyllique que mènent les membres de la retraite.
Le personnage principal passe à travers une gamme d’émotions et de conflits intérieurs que traduisent une caméra à l’épaule et des plans serrés. Dans la subtilité et l’intensité du silence, le spectateur se fait sa propre idée de la situation à travers laquelle se retrouve Alex. Sans être moralisatrice, l’oeuvre aborde les sectes et la notion de ces chefs charismatiques qui les dirigent. Tout en zones grises, le film suscite la réflexion et laisse place à interprétation.Le jeu juste de cette jeune distribution sert efficacement le film et rend justice à ce drame psychologique.
Quelques jours avant sa sortie en salle, l’Artichaut s’est entretenu avec des membres de l’équipe.
D’où vous est venue l’inspiration pour le film?
Stéphan Beaudoin: C’est à propos de ces jeunes qui abandonnent leurs études et partent à la quête de soi. Il y a quelque chose de très contemporain, mais qui l’était aussi avant, c’est intemporel de se chercher, de se poser des questions. Encore plus à cet âge, où on est plus vulnérable et qu’on est à la recherche de nouvelles expériences.
Sofie-Anne Beaudry: La maison où le film a été tourné nous a servi de point de départ. On a immédiatement pensé à une commune, mais on cherchait autre chose qu’une histoire en lien avec la religion, on a alors décidé d’aborder la philosophie. Nietzsche était approprié parce que toute sa théorie du surhomme est propice à une courbe dramatique intéressante pour un personnage. On commence avec son analogie du chameau, l’étape où les valeurs d’une société sont inculquées à un individu. À un moment donné, on arrive à un point où cette personne va se rebeller contre ce qui lui a été imposé. Pour Nietzsche, elle devient alors un lion, elle détruit les constructions sociales autour d’elle, et à partir de ça elle doit rebâtir sa vie selon ses propres schèmes. C’est tout à fait ce que vivent les personnages en tant que jeunes adultes. Dans la maison, il n’y a pas de tabou, c’est un «laboratoire du vrai». Ça peut parfois être beau, parfois laid, mais ça transforme.
On parle de «laboratoire du vrai» et de vérité crue, mais au niveau de la réalisation on est beaucoup dans la suggestion, on ne voit rien d’explicite.
S.B.: C’est voulu parce que tout montrer c’est trop facile. C’est mieux de laisser libre cours à l’imagination du spectateur. Je pense que le voyeurisme est encore trop sensationnaliste. On ne trouvait pas pertinent de tout montrer de façon très crue étant donné que le propos du film n’est pas autour de la sexualité.
Sébastien Delorme: Et c’est quoi le vrai qu’on ne censure pas, quand est-ce qu’on est vrai? Ça laisse place à la réflexion.
S.A.B: L’accent est d’avantage mis sur la confrontation de valeurs du personnage principal. Le fait de ne pas tout montrer de manière graphique nous laisse avec ses émotions à lui.
Pourquoi avoir choisi Le Rang du Lion comme titre?
S.A.B.: Le film devait s’appeler au départ Chameau-Lion, mais ce n’était pas évident parce que ce n’est pas une référence que la majorité des gens auraient comprise.
S.B.: On s’est aussi dit que ça faisait un peu trop «Zoo de Granby». On a gardé lion, car Alex ne termine pas le cheminement. Le «rang» s’est à double sens puisqu’il désigne la place hiérarchique qu’on occupe, mais aussi le chemin de campagne où habitent les personnages.
Quelles ont été vos réflexions lorsque vous avez pris connaissance du scénario?
Geneviève Bédard: J’aimais le synopsis, mais ce qui m’a accroché c’était surtout la façon dont ça allait être tourné, c’est-à-dire en huis clos, en Estrie pendant deux semaines. C’est peu banal, selon moi, comme façon de faire du cinéma.
S.D.: Je connaissais déjà Stéphan, pour avoir travaillé sur des projets télé avec lui, alors quand il m’a approché pour son premier film j’ai tout de suite accepté.
Le tournage a duré onze jours. Comment c’était de travailler dans des délais aussi courts?
S.B.: On arrive très préparés avec des horaires bien détaillés. J’ai fait beaucoup de télé, donc je suis habitué à ce rythme, mais jamais lors du tournage on n’a pressé les choses ou tourné les coins ronds. On prenait le temps d’installer le jeu des comédiens. Et le fait que tout se passait sur le même lieu a beaucoup aidé.
Frédéric Lemay: Une production indépendante comme celle-là permet ce genre de chose, de prendre son temps. Après tout, on est en train de faire une oeuvre d’art. Je suis même retourné seul avec Stéphan, le réalisateur, quelques mois plus tard pour tourner des scènes qui manquaient. On fait un film coûte que coûte, la paye ce n’est pas juste l’argent qu’on reçoit, c’est d’aller présenter notre travail partout, de l’Acadie à l’Allemagne. Ça laisse place à l’improvisation quand tu n’as pas de producteur qui te presse dans le temps. On espère après ça que le film ait une vie en soi au cinéma.
Dans le film, il y a beaucoup de regards, de silences, de sous-entendus. La parole n’est pas primordiale. Comment se déroule ce genre de scènes?
S.B.: Il y a beaucoup de films qui accompagnent les spectateurs, qui dirigent ce qu’ils devraient penser et ce que les personnages ressentent. On ne voulait pas de ça. On ne voulait pas que le spectateur ait un parti pris pour un ou l’autre des personnages puisque tout n’est pas noir ou blanc dans le film.
S.D.: Il y a beaucoup de non-dits en effet. Au début il y avait énormément de dialogues, mais on a fini par utiliser davantage l’image pour faire passer le message. Le film devait d’ailleurs durer trois heures au début!
F.L.: C’est même parfois plus facile les scènes en silence, parce que tout à coup le réalisateur peut te parler pendant que tu joues.
Le professeur dans le film exerce un grand pouvoir sur ses élèves, comme un gourou dans une secte. Comment choisit-on un acteur pour ce genre de rôle et comment interprète-t-on ce rôle?
S.D.: D’abord il ne faut pas juger le personnage. Ensuite on le rapproche le plus possible à soi-même. J’ai repensé à mes professeurs, ces gens qui ont eu une ascendance sur moi, qui m’ont marqué au cours de mon parcours scolaire.
S.B.: Sébastien Delorme dégage ce charisme naturellement. Il a le physique de l’emploi, car il peut aussi bien jouer la rigidité et la froideur pendant un instant, puis être très séducteur le moment suivant. Il fallait qu’on croie à son influence sur ces jeunes.
Est-ce que c’est un film qui s’adresse seulement aux jeunes?
S.B.: Non, même si ça part d’une jeunesse qu’on voit peu à l’écran. C’est rare, d’ailleurs, que les jeunes dans la vingtaine aient cette place à l’écran au Québec. C’est un film tout de même accessible au grand public, ce n’est pas juste les jeunes qui peuvent apprécier l’histoire.
G.B.: Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il y a un public cible. Ça reste un propos assez universel et d’actualité.
La fin laisse planer un mystère sur ce qui arrive au personnage principal. Selon vous, quel sort lui est-il réservé?
S.B.: C’est très partagé. Lors des projections, on sondait les gens sur cet aspect et ce n’était jamais unanime. L’important c’est le cheminement d’Alex, la prise de décision.
F.L.: Je pense justement que ce qui est le fun dans le film c’est qu’on laisse la porte ouverte. Je n’ai pas joué la scène avec une finalité précise en tête.
S.D.: Je pense que pour la première fois de sa vie, il est arrivé quelque chose d’extraordinaire, Alex a pris position par rapport à quelque chose et juste pour ça, il est gagnant.
S.B.: Mais c’est définitivement une discussion à avoir après avoir visionné Le Rang du Lion.
Le Rand du Lion sortira le 25 mars dans une dizaine de salles à travers la province.
Article par Magalie St-Amour Béland. Étudiante en journalisme, passionnée de cinéma et surtout de documentaires.