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15-05-2025 Vol 19

Un pari risqué. Le joueur de Dostoïevski, au Prospero

Gregory Hlady signe de nouveau une mise en scène pour Le Groupe La Veillée. On se souvient de La noce de Brecht ou La danse de mort d’August Strindberg, cette dernière étant composée en grande majorité de la même équipe que Le joueur. Si je suis sortie perplexe de La danse de mort, je l’ai été encore plus pour Le joueur.

Paul Ahmarani et Évelyne Rompré dans Le Joueur. Crédit photographique: Matthew Fournier
Paul Ahmarani et Évelyne Rompré dans Le Joueur. Crédit photographique: Matthew Fournier

C’est fascinant comme deux personnes peuvent interpréter un livre de façon complètement différente. L’univers dépeint par la mise en scène de Gregory Hlady, détonne complètement avec le monde intérieur que je m’étais créé lors de ma lecture du roman, il y a quelques années. Le joueur raconte la déchéance d’un homme, Alexeï Ivanovitch (Paul Ahmarani) qui sombre dans l’enfer du jeu. Récit en partie autobiographique, puisque Dostoïevski a dû se sortir de sa dépendance au jeu. Dans mon imaginaire, Ivanovitch était tout frêle, très peu vantard complètement soumis aux autres personnages, alors qu’Ahmarani joue ici un personnage extrêmement extravagant et coloré. L’univers où nous transporte Hlady est plus rapide, plus étourdissant que ce que je m’imaginais, sans compter que les couleurs étaient très peu éclatantes à comparer au rouge et au vert qu’on a pu observer sur scène.

D’abord, la scénographie de Vladimir Kovalchuk est assez laborieuse à regarder (et à décrire); on est certainement devant un casino, mais un casino usé et défraichi. C’est probablement voulu, mais tout de même questionnable, voire un peu agressant pour les yeux. Une grande roulette est disposée sur le sol, flanquée d’une série de quatre portes rouges, dont une n’est utilisée qu’une seule fois, et des reproductions d’œuvres d’art antiques sur ce qui semble être du plexiglas. À jardin, difficile de vraiment définir l’espace, outre une table qui représente un bar, on retrouve quelques chaises, ce qui donne une impression de boudoir. À cour, une grande table rouge en forme de croix est placée à l’avant-scène. Deux espaces sont réservés au croupier (Jon Lachlan Stewart), un rideau noir tendu à côté des portes et l’espace de la mezzanine.

Cette scénographie est éclairée, toujours par Kovalchuk, par une conception très peu éclatante. Certes, elle crée un espace plutôt onirique, comme l’explique Danielle Proulx dans une entrevue accordée à Louise Bourbonnais du Journal de Montréal, mais elle ne remplit finalement que sa fonction d’éclairer la scène. Par ailleurs, les projecteurs à cour sont installés à une hauteur plutôt inquiétante et on se demande toujours si les acteurs vont se cogner la tête. D’ailleurs, pour l’anecdote, Paul Ahmarani a d’ailleurs trébuché sur un des autres projecteurs situés au sol.

Kovalchuk signe aussi la conception des costumes en collaboration avec Catherine Goerner Potvin. Bien que ceux-ci soient en acccord avec les couleurs du décor, ils sont très difficiles à situer dans le temps et nous révèlent peu d’informations sur l’époque qu’a voulu représenter Hlady (même si dans un entretien avec lui, on apprend que le roman a une très grande résonnance avec la Russie d’aujourd’hui). En effet, il y a beaucoup de mélange d’époques et de styles dans les costumes, comme la grand-mère (Danielle Proulx) qui porte un gros chapeau de poils avec des bottes très contemporaines, du genre Sorel. Par ailleurs, le costume d’Ahmarani est complètement rouge, ce qui bien évidemment doit représenter le jeu, même si c’est un peu facile comme association. Les costumes des actrices sont tout aussi étranges, on se serait attendu à des robes, surtout pour Stéphanie Cardi qui joue une femme fatale, mais les concepteurs ont plutôt misé sur des pantalons et une queue-de-pie, ce qui ressemble étrangement au costume du croupier. Que doit-on recevoir de ces drôles de propositions ?

Alex Bisping et Danielle Proulx. Crédit photographique: Matthew Fournier
Alex Bisping et Danielle Proulx. Crédit photographique: Matthew Fournier

Ça ne s’arrange pas avec la conception sonore de Nikita U. Cette dernière est extrêmement chargée, puisqu’il y a pratiquement de la musique tout du long. D’ailleurs, un peu comme pour les costumes, la conception est complètement éclectique, on passe de la 5e symphonie de Mahler à ce qui semble être des bruitages d’animaux ou d’abeilles. Nikita U signe aussi la conception vidéo, qui est assez questionnable aussi. Outre certains vidéos, notamment un lever de soleil, projeté en fond de scène en haut de la mezzanine, les projections sont faites sur le sol, mais aussi sur le mur du fond, pour indiquer les titres des tableaux. Celles sur le sol correspondent aux moments les plus oniriques de la pièce, ou comme je le conçois, les plus abstraits.Comme lorsque le croupier et Alex, se meuvent tels des poissons sur une projection de ce qui me semble être des truites. Je me demande aussi pourquoi ils ont fait le choix d’afficher les titres des tableaux à chaque fois, en diagonale, de façon à les déformer ? Ça nous prend ainsi plusieurs secondes pour déchiffrer ce qui est écrit… Nous manquons donc souvent les débuts de scène, à trop vouloir se concentrer à lire un titre qui au final, ne sert pas à grand-chose, puisque l’action et le texte nous indiquent rapidement où nous somme, sans avoir besoin de venir le plaquer sur le mur.

Quant à la mise en scène, elle part dans beaucoup de sens. On a carrément l’impression que deux metteurs en scène ont monté le spectacle en parallèle et ont tout rassemblé à la dernière minute sans vraiment se consulter. C’est certain qu’on ressent l’intention d’Hlady de montrer la surcharge présente dans le roman de Dostoïevski, mais à quel prix. D’ailleurs, certains passages sont chorégraphiés par Jon Lachlan Stewart et je me demande beaucoup quel en est l’intérêt, puisque ça détonne beaucoup avec le reste de la mise en scène, bien que les mouvements soient très bien exécutés par les acteurs.

Paul Ahmarani et Frédéric Lavallée. Crédit photographique: Matthew Fournier
Paul Ahmarani et Frédéric Lavallée. Crédit photographique: Matthew Fournier

Encore une fois, c’est probablement pour dégager le «réalisme magique[1]» du roman dont Hlady parle dans son entretien, mais comme le texte est déjà chargé, pourquoi choisir d’en rajouter avec la mise en scène. Par ailleurs, certains effets de mise en scène requièrent beaucoup d’accessoires qui ne sont souvent utilisés qu’une fois ou deux au bout du compte. C’est le cas d’un vélo qui n’est utilisé que deux fois et d’un train que le croupier pousse à l’aide d’un système de poulies afin de faire tomber une boule sur scène; s’il est surprenant et assez bien réussi la première fois, l’effet devient vite redondant dès la seconde fois. D’ailleurs, vu la complexité de l’attirail technique, on craint surtout que la boule lancée par le croupier tombe sur la tête de Frédéric Lavallée (c’est toujours lui qui se retrouve près de l’endroit où la boule tombe), au lieu d’apprécier l’image ainsi créée. Des scènes montées de façon très burlesque détonnent aussi, comme lorsque le général (Peter Batakliev) se fait caca dessus, devant tout le monde, tout cela accentué par un très gros bruit de pet mouillé. Bravo à Batakliev de réussir à garder sa concentration.

Ce qui sauve vraiment la mise ici, c’est le jeu des acteurs, pratiquement tous des grands noms. Tous extrêmement généreux et doués, mais surtout justes, ils réussissent à soutenir le spectacle pendant les deux heures.

On sort de ce spectacle avec peu de réponses, mais beaucoup de questions. Toute la production est surchargée, ce qui pousse parfois le spectateur à perdre le fil. Est-ce que la mise en scène a été faite à l’image de l’écriture de Dostoïevski; soit sans grande préparation et dans une très grande urgence ou encore, est-ce l’impression que voulait laisser Hlady? Le texte de Dostoïevski est pourtant si riche, plus de sobriété aurait probablement mieux servi l’oeuvre. Un pari risqué.

Le joueur de Fédor Dostoïevski dans une mise en scène de Gregory Hlady est présenté au théâtre Prospero du 26 janvier au 20 février 2016.

[1] « Les personnages de Dostoïevski sont souvent plus grands que nature et ont une résonnance particulière chez moi, dans le sens où ils sont finalement très proches du réalisme magique qui est une approche que j’affectionne particulièrement. » Gregory Hlady.

Article par Anne-Marie Spénard – Issue du baccalauréat en Études théâtrales à l’École supérieure de théâtre, Anne-Marie est aussi passée par les Women’s Studies à Concordia . Elle entretient une légère obsession pour la question des genres, la musique et la mer.

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