Le corps décolonisé. James Luna, The Artifact Piece

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Fidèle à sa mission de donner à lire la pensée critique en train de se faire, de soutenir la créativité uqamienne et de mettre à l’épreuve la dimension sociale de l’art, l’Artichaut vous propose un essai critique de notre collaboratrice Florence Décarie-Daigneault, étudiante au baccalauréat en histoire de l’art à l’UQAM. Cet essai cherche à mettre en évidence le processus de décolonisation à l’œuvre dans la performance d’art corporel The Artifact Piece, exécutée en 1987 par l’artiste autochtone et mexicain James Luna. 

La question de la corporéité fut résolument occultée par les artistes européens de l’avant-garde. Pour Amelia Jones et Tracey Warr (Le corps de l’artiste), cette négation du corps est relative à la valorisation d’un sujet qui serait, dans le cadre d’une expérience esthétique, désintéressé et proprement cérébral (en vertu de la conception kantienne de l’esthétique).[1] Une tendance nouvelle fit toutefois son apparition au début des années 1960 et vint rompre avec cette censure initiale du sujet incarné dans l’art moderne. Dans le cadre de performances ou d’installations, les artistes commencèrent à travailler à partir d’un matériau nouveau, leur propre corps, qui devint dès lors médium artistique. Cette mise en évidence de la corporéité, symptomatique de la mise en place d’un nouveau système de pensée désormais post-moderne, s’inscrit d’abord dans une volonté de questionner la suprématie du sujet cartésien, pour qui le corps est relégué au statut d’objet – vulgaire et trivial de surcroît – voué à supporter l’esprit. La valorisation nouvelle de l’incarnation est en outre stimulée par le désir des artistes de faire voir la dimension sociale de la création artistique, ce pour quoi le corps, en ce qu’il tient lieu de relation à l’autre, apparaît comme étant puissamment prédisposé.[2] Comme l’évoque le philosophe français Michel Feher, le corps est simultanément un lieu sur lequel s’inscrivent des rapports de pouvoir et un outil de résistance face à ces réseaux de pouvoir.[3] En ce sens, c’est tour à tour le patriarcat, le sexisme, le colonialisme, le racisme, le capitalisme ou l’hétéronormativité que tentent de renverser les artistes par la sollicitation de leur corps dans la mouvance de l’art corporel.

James Luna, The Artifact Piece , 1987

L’oeuvre The Artifact Piece, créée par l’artiste d’origine amérindienne (luiseño) et mexicaine James Luna, subvertit justement plusieurs normes inhérentes aux systèmes de pensée colonialiste et patriarcal propres aux sociétés occidentales. Au cours de cette performance réalisée pour la première fois en 1987 au Musée de l’Homme de Bilbao Park, à San Diego, en Californie, Luna s’est exhibé dans un présentoir. Uniquement vêtu d’une serviette de bain rose, il gisait immobile et les yeux clos, corps indifférencié par rapport aux multiples objets ethnographiques exposés dans l’institution muséale. Sur six cartels déposés à ses côtés étaient relatés des micro-récits, narrés à la troisième personne, évoquant l’origine de certaines marques corporelles ayant déformé la physionomie de Luna. Dans trois présentoirs disposés à proximité de son corps reposaient en outre des objets qu’il avait sélectionnés: dans le premier, il s’agissait d’objets traditionnels luiseños évoquant une vision stéréotypée de l’«amérindianité» romantique; dans le second figuraient des objets personnels de l’artiste; le troisième, finalement, contenait des chaussures sportives, transformées à l’aide de plumes ou de perles, et présentées en tant que sculptures.[4]

L’art corporel est un lieu privilégié pour la contestation et la revendication, si bien qu’un fort potentiel de subversion est associé aux créations qui s’inscrivent dans cette mouvance. C’est précisément le cas de l’œuvre de Luna, de laquelle émane un puissant commentaire de nature à la fois politique, sociale et culturelle. En effet, par une stratégie de détournement des traditionnelles représentations des peuples autochtones et de leur culture respective, l’artiste luiseño parvient à faire de son corps un objet de résistance.

 Si la performance de Luna peut être comprise en tant que critique de l’histoire de l’art et de l’institution muséale occidentales, montrées toutes deux comme vecteurs reconduisant la logique de domination coloniale, l’œuvre détourne également la conception stéréotypée de l’«autochtone[5]» qu’entretiennent les Occidentaux. C’est d’ailleurs peut-être sur ce plan que réside véritablement toute la force de résistance de l’œuvre The Artifact Piece. En mettant en scène son propre corps, cette entité qui, selon le sociologue Henry Lefebvre, permet au sujet de produire de «l’espace social[6]», Luna se présente en tant que chaire mutilée par la répression coloniale – détournant la vision romantique de l’autochtone à cheval – tout en s’affirmant comme «sujet socialement déterminant[7]» – en ce qu’il s’impose comme être social, dont les actes, ici de nature corporelle, renversent l’ordre établi, bouleversant ainsi le statu quo.

Mémoire incarnée et démystification

Comme le mentionnent Jones et Warr, la monstration d’un corps souffrant, dans la mouvance de l’art corporel, a entre autres permis aux artistes issus de communautés marginalisées de représenter comment les traces du social s’inscrivent à même leur chair. Il s’agit ainsi d’une démarche de laquelle peut émaner un commentaire critique percutant. S’inscrivant implicitement dans la mouvance de Michel Foucault, Michel Feher, que citent les deux auteures, affirme que le corps est un lieu où, simultanément, prennent forme des relations de pouvoir et naissent, en contrepartie, des techniques de résistance à ce pouvoir.[8] Dans la performance The Artifact Piece, Luna expose sa corporéité, donnant à voir aux spectateurs de l’exposition sa chair meurtrie sans compromission. En exposant ses cicatrices qui s’apparentent, vraisemblablement, aux héritages du passé colonial, Luna utilise son corps de façon à révéler des rapports de pouvoir dont les conséquences se répercutent encore actuellement au sein des communautés autochtones.[9]

James Luna, Artifact Piece , 1987

Comme l’ont exhaustivement démontré une multitude de recherches scientifiques effectuées au cours des dernières années (notamment celles des anthropologues Florence Piron et Bernard Roy, sur lesquelles je m’appuie dans le présent essai), la violence et l’alcoolisme observés en milieu autochtone sont vraisemblablement des legs provenant du système de pensée colonialiste qui, durant des siècles, perpétua, auprès des Premières Nations et des Inuits, une logique de domination, de discrimination, d’exclusion, de marginalisation et d’acculturation.[10]

Pourtant, les représentations conventionnelles et stéréotypées des amérindiens s’inscrivent généralement dans un cadre romantique, où le «Sauvage» est décrit de façon réductrice et romancée, tout en étant associé à des attributs figés dans un temps anhistorique. Familiers avec cette représentation typée, les spectateurs de la performance associeront d’abord le corps dévêtu de Luna aux mannequins des dioramas qui ont longtemps servi dans les musées d’anthropologie pour représenter l’altérité «exotique».[11] L’«indigène» apparaît, grandeur nature, aux yeux ébahis des visiteurs du musée, ravis de pouvoir contempler dans un tel rapport de proximité cet Autre dont on ignore tout sinon l’aspect étrange, qui fascine et répugne à la fois. En ce sens, la performance de Luna montre la persistance du système de pensée colonialiste, ne serait-ce que parce que l’artiste parvient à faire en sorte que les spectateurs soient d’abord bernés à la vue de son corps nu, estimant probablement qu’il est naturel qu’un amérindien soit ainsi montré comme une bête de foire.

Dupés par leurs propres codes référentiels qui sont mis à mal par Luna, les regardants sont forcés de saisir la nature problématique de leurs réflexes de pensée et de se questionner sur leur propre responsabilité en tant qu’agents reconduisant des rapports de pouvoir. C’est que les innombrables réalités douloureuses auxquelles sont confrontés les autochtones, notamment dans les réserves au sein desquelles ils sont confinés, sont dissimulées dans la sphère sociale. Ainsi, face à la performance de Luna, les spectateurs forcément déroutés se retrouvent confrontés, par la vision du corps-mémoire de l’artiste, à une subjectivité autre, souffrante, marginalisée, dont les traumatismes sans cesse tus ou déniés sont cette fois révélés au grand jour.

En ce sens, la performance de Luna, au cours de laquelle l’artiste s’expose en tant qu’objet colonisé, sujet socialement déterminé, impose aux regardants de reconnaître le caractère fictionnel de la représentation traditionnelle de l’autochtone dans le champ social, proposant en contrepartie, par le biais de son corps marqué, un récit individuel, spécifique. Les spectateurs sont de ce fait contraints à reconnaître l’expérience de l’Autre, présentée comme incarnée et véridique, tout comme ils sont forcés d’admettre qu’«être autochtone» est une réalité qui échappe vraisemblablement à leur compréhension conventionnelle de l’altérité – il s’agit d’une réalité complexe, dynamique, plurielle, performative et entremêlée dans des réseaux de pouvoir auxquels ils participent également.

Reconnaissance affective de l’Autre

Ainsi, l’œuvre de Luna est perturbatrice en ce qu’elle dévoile l’hypocrisie des représentations conventionnelles de l’«amérindianité» dans la scène sociale. Si, a priori, le propos qui se dégage de la performance apparaît comme étant subversif, son pouvoir de détournement est décuplé en ce que la prestation engage le corps de l’artiste et, conséquemment, celui des spectateurs. Toujours selon Jones et Warr, l’art corporel fait voir le corps comme le lieu de l’intersubjectivité, ne serait-ce que parce que les expériences qu’il suscite convoquent l’implication totale des sujets incarnés qui s’y prêtent.[12] En ce sens, les œuvres d’art corporel, performatives, engagent les regardeurs de façon inédite, étant donné que ces derniers sont forcés, parfois malgré eux, d’entrer en relation avec les corps impliqués. La rencontre entre deux sujets est ainsi inévitable dans l’art corporel.

James Luna, Half Indian, Half Mexican , 1991

En ce sens, il s’agit d’un acte foncièrement radical que pose Luna en exhibant son corps, puisqu’il contraint des individus évoluant dans des discours normatifs où sont occultées les subjectivités autochtones à faire l’expérience – corporelle, incarnée – de l’Altérité. L’artiste fait ainsi naître, chez ces êtres, un espace où pourra advenir ce pan énorme de réalité qui est dénié par les mécanismes du système de pensée colonialiste. Il est d’autant plus intéressant de considérer que c’est probablement un sentiment d’empathie qu’éprouvèrent les spectateurs lorsqu’ils furent confrontés au corps mutilé de Luna. Selon Ellen Esrock, l’expérience esthétique est marquée par un processus de réinterprétation somatique, en vertu duquel l’interprétation d’une œuvre d’art prend ancrage dans le corps du spectateur en provoquant une réaction de nature affective.[13] En ce sens, si les individus témoins de la performance, en tant qu’agents du pouvoir, avaient jusqu’alors fait abstraction de la violence systémique vécue par les Peuples Premiers, il est possible de croire que leur corps déjoua leurs réflexes de pensée, les forçant ainsi à prendre conscience, viscéralement, des impacts horrifiants résultant des réalités sociales que vivent actuellement les autochtones.

En conviant les regardeurs à vivre cette expérience affective bouleversante, le corps inerte de Luna devient un agent de la résistance. Les visiteurs, qui se trouvent délibérément au sein d’un musée ethnographique – une institution particulièrement emblématique du rapport de domination exercé par les euro-américains sur bon nombre d’ethnies – sont forcés à questionner leur propre complicité vis-à-vis des modes d’assujettissement de l’Autre. Et plutôt que de se faire le porte-parole d’un Autre globalisant et, ainsi, forcément réducteur, c’est uniquement de sa réalité subjective que Luna témoigne, ce à quoi il parvient en présentant son intimité et sa mémoire aux spectateurs. Tous les éléments de la performance – le corps dévêtu de Luna; les cartels qui inventorient ses blessures; les objets traditionnels issus de sa culture et ceux, moins conventionnels, qui évoquent son propre passé, etc. – convergent vers cette ouverture à l’autre, et insistent sur la singularité et les contradictions du récit qui est montré. L’artiste fait ainsi exploser la conception monosémique et statique des autochtones constamment réitérée dans le champ social, en présentant «[…] l’amérindianité comme un phénomène pluriel et dynamique, personnel et performatif.[14]». En ce sens, s’il s’expose en tant qu’artefact lors de sa performance, Luna parvient plutôt, par le biais de cette démarche, à s’émanciper de la réification à laquelle il fut longtemps condamné et à s’affirmer en tant que sujet singulier. Ces mots de Frantz Fanon évoquent avec puissance la dimension symbolique émanant de l’acte radicalement subversif réalisé par l’artiste luiseño:

La décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle porte sur l’être, elle modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés, saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l’Histoire. Elle introduit dans l’être un rythme propre, apporté par les nouveaux hommes, un nouveau langage, une nouvelle humanité. […] La «chose» colonisée devient homme dans le processus même par lequel elle se libère.[15]

En mettant en évidence la persistance des impacts issus de la répression coloniale, en se réappropriant son récit identitaire et en déterminant de façon délibérée les modalités de sa représentation publique, Luna introduit dans la sphère sociale un nouvel ordre des choses au sein duquel, passant d’objet de curiosité prisonnier d’un autrefois mythique, il se fait sujet incarné, être au monde pouvant enfin se dire et se raconter.

 

[1]Amelia Jones et Tracey Warr, Le corps de l’artiste, Paris, Phaidon, 2005, p. 19-20.

[2]Ibid.

[3]Michel Feher, «Of Bodies and Technologies», dans Hal Foster (dir.), Discussions in Contemporary Culture, Seattle, Bay Press, 1987, p. 161.

[4]Jonathan Lémy-Beaupré, «Du stéréotype à la performance : les détournements des représentations conventionnelles des premières nations dans les pratiques performatives», Thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2012, p. 67-68.

[5]Soulignons l’emploi du singulier.

[6]Amelia Jones et Tracey Warr, op. cit., p. 19.

[7]Ibid.

[8]Ibid., p. 22-23.

[9]Les cartels où sont narrés les causes exactes des blessures tendent à expliciter avec encore davantage de clarté comment les cicatrices de l’artiste sont les traces de réalités sociales difficiles, coutumières au sein des communautés autochtones. Sur l’un des cartels, on peut par exemple lire le récit suivant : «Drunk beyond the point of being able to defend himself, he was jumped by people from another reservation. After being knocked down, he was kicked in the face and upper body. Saved by an old man, he awoke with a swollen face covered with dried blood. Thereafter, he made it a point not to be as trusting among relatives and other Indians.»

[10]Florence Piron, «Production de savoir et effets de pouvoir. Le cas de la délinquance des Autochtones au Canada», Anthropologie et Sociétés, vol. 18, no 1, 1994, p. 115-116.

[11]Ibid., p. 66.

[12]Amelia Jones et Tracey Warr, op. cit., p. 21.

[13]Ellen Esrock, «Embodying Art: The Spectator and the inner body», Poetics Today, vol. 31, no 2, 2010, pp. 217-250.

[14]Jonathan Lémy-Beaupré, op. cit., p. 65.

[15]Elvan Zabunyan dans «Arts, violences, identités : l’apport des études postcoloniales», op. cit., p. 63.

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