Le lancement officiel du catalogue du Mois de la photo à Montréal 2015 a enfin eu lieu au début du mois de février 2016. Du 10 septembre au 11 octobre dernier, la quatorzième édition de la biennale se tenait sous le thème de « La condition post-photographique », proposée par le commissaire invité Joan Fontcuberta[i]. La publication de cet ouvrage était donc fort attendue. L’objet-livre se présente dans un design à la neutralité académique et les reproductions y sont généreuses, mais c’est surtout ce qui y est dit qui m’intéresse. Outre les causes mystérieuses aux délais de publication, nous étions plusieurs à avoir hâte d’en lire un peu plus sur cette notion de post-photographie que suggère le commissaire. Plusieurs sont sceptiques, d’autres très enthousiastes. Fontcuberta avait déjà prévenu à maintes reprises de son malaise face à cette expression, mais elle est certainement utile afin de constater et de débattre de l’état actuel et du futur de la photographie.

Des changements d’envergure
Même si cette notion s’est effectivement avérée très contestée pendant la biennale, les courts textes de Fontcuberta publiés dans le catalogue expriment assez clairement les changements qu’il considère dans sa définition. En empruntant la forme d’un manifeste post-photographique pour son introduction, il fait la liste des transformations du rôle, de la fonction et de la responsabilité de l’artiste, de même que de la philosophie, de l’horizon, de l’expérience et de la politique de l’art dans cette nouvelle ère post-photographique. L’étendue des changements qu’il trace est certes ambitieuse, mais il lance énormément de pistes pertinentes qui gagneraient à être élaborées et nuancées par les théoriciens de la photographie actuelle.
Lorsque la post-photographie est prise comme une proposition pour l’ouverture d’un champ de réflexion sur le statut de l’image photographique, nul besoin de lui trouver toutes les faiblesses qui peuvent venir du préfixe « post ». Non, nous ne serions pas témoins de la mort de la photographie (encore ?) ou de sa renaissance. Il s’agirait simplement de réfléchir ces nouvelles pratiques amateurs et professionnelles de l’image photographique qui sont façonnées par et qui façonnent également le Web et les outils numériques plus largement. Le « post » semble ainsi indiquer que ce qui était un médium spécifique est devenu d’une ubiquité sans précédant. Tant dans la pratique que dans la consommation, ces images font partie de notre vivre-ensemble sans qu’on ne précise plus qu’il s’agit de photographie. C’est peut-être à cela que pourrait se référer le « post » puisque la photographie est devenue un « matériel brut » des interactions sociales en atteignant le registre conversationnel[ii]. Comme on pouvait s’y attendre, l’appropriation est présentée par Fontcuberta (2016 : 7) comme le « paradigme de la culture post-photographique ». Ce principe artistique autrefois novateur serait devenu complètement intégré. Face aux sentiments de chaos, de flux et de profusions vertigineuses qui sont également centraux, la collecte semble être le geste à préconiser afin de produire du sens. Ceci s’apparente d’ailleurs à la pratique cyberphotographique qu’abordait notamment Cheryl Simon en discutant du travail de Cheryl Sourkes en 2007[iii]. Ainsi, plutôt que d’ébranler la notion de vérité comme aux débuts du numérique, Fontcuberta[iv] avance que c’est dorénavant le rapport à la mémoire qui est transformé, voire discrédité dans cette seconde révolution numérique dont témoigne les projets exposés.

Un second temps de l’image
Suite à ces propositions, de très courts textes présentent les projets artistiques sélectionnés pour la biennale à travers trois catégories inclusives. Le « nouvel ordre visuel » se caractérise par la tension entre la profusion des images et les constructions de frontières : une pulsion encyclopédique, par exemple qui, en réalité, traverse toute l’histoire de la photographie. Puis, la « réalité reloadée » se réfère plutôt au « réel » et au « présent » de ce qui se photographie et se met en ligne. « Revisiter le sujet » introduit ensuite principalement les pratiques d’autoreprésentations, une réflexion sur la nature humaine et conclut sur un appel à la pause et au silence. Cela fait écho à l’humanisme numérique que revendique Fontcuberta en introduction, par opposition au singularitarianisme[v]. Les trois intitulés de section reflètent bien ce que peut aussi signifier le « post » : un travail a posteriori, toujours dans un « second temps » de l’image. Tout cela semble relever du refaire, repenser, reprendre et du revoir. C’est une perspective à la fois plus largement sociale et plus spécifiquement visuelle que les théorisations du remix.

Photographie post-humaine
Quatre théoriciens de la photographie présentent ensuite leurs réflexions sur cette condition post-photographique. L’artiste David Tomas, initiateur du terme « post-photographie », ouvre le bal avec une exploration posthumaine de la « nouvelle » photographie dans « Nouveau médium, nouvelle conscience. L’« esprit » post-photographique et l’écologie post-humaine. » Il affirme d’abord que la photographie n’est pas seulement un médium, mais un « mode de production autonome ». En empruntant un modèle de pensée cybernétique, il trace les relations « écologiques » qu’entretient la photographie avec les autres technologies, tout en explicitant la notion de réseau technique, qu’il s’agisse de transport ou d’électronique. Il revendique l’« identité réseautée du post-photographique »[vi] et affirme que la photographie a toujours été post-photographique et post-humaine. Elle n’aurait jamais été seulement elle-même. Il utilise le modèle de réseau distribué de Paul Baran afin de démontrer comment la redondance, la reproductibilité, l’adaptabilité et la mobilité sont inhérentes à la photographie, au post-photographique et au post-humain. L’argument est convaincant et apporte un point de vue issu de la philosophie de la technologie qui est particulièrement riche pour réfléchir la photographie aujourd’hui.
Augmentation et interaction
L’augmentation post-humaine semble aller de pair avec le préfixe « post » qui teinte tout le MPM 2015 et son catalogue. Derricks De Kerckhove poursuit cette idée dans un texte intitulé simplement « La photographie augmentée ». Sa première proposition de « post-graphie » est intéressante puisqu’elle suggère que ce soit le mode d’inscription qui ait changé plutôt que la lumière qui s’inscrit. Il affirme de façon un peu cavalière que c’est l’action de fixer qui disparaît avec le numérique, quand les photographies numériques demeurent pourtant d’une écrasante fixité malgré leur nombre et leur circulation. En citant Marshall McLuhan et son « bordel imaginaire », l’auteur introduit sa version de la post-photographie en abordant l’aspect immersif de cette abondance photographique. La version « augmentée » de la photographie et de ses sujets vient avec le numérique qui encourage une augmentation des images et une augmentation par les images, grâce à des technologies visuelles qui ouvrent le champ du visible. De Kerckhove aborde brièvement la pratique amateur, mais situe principalement cet élargissement dans les projets de « photographies interactives » qui permetteraient d’élargir la photo et ainsi donner vie aux images immobiles. Il s’agit d’une perspective post-photographique pertinente quoique bien différente de ce qu’on a pu voir dans la biennale.
Quelle révolution ?
Fred Ritchin présente ensuite un texte au titre fort attrayant : « Analyse critique d’une révolution ». Il y souligne le changement de notre rapport au réel à l’arrivée du numérique et s’interroge sur les moyens de produire du sens dans ce trop plein d’images. À la lecture du texte, on se rend vite compte que ce sont principalement les mêmes idées et exemples présentés dans son ouvrage After Photography qui date de 2008 qui sont repris. Il réitère donc les questions de crédibilité photographique et de manipulations de l’image à l’ère du numérique qui ne sont pourtant pas le sujet du Mois de la Photo 2015. Ce n’est pas de la même « révolution » dont il semble être question. Même si sa proposition d’hyperphotographie (une photo augmentée d’hyperliens) était aussi dans son livre de 2008, elle me semble un peu plus en phase avec le post-photographique et cette « augmentation de la photographie » que les auteurs précédents ont abordé. À la toute fin, la mention du projet de Taryn Simon et Aaron Swartz, imageatlas.org, semble plus propice à la pensée « post-photographique », mais la réflexion n’est malheureusement pas poursuivie.
Le Web photographique
Le catalogue se termine sur une proposition rafraîchissante. Certes, Suzanne Paquet dirige mes recherches doctorales et je ne suis pas impartiale puisque ce texte touche plus directement mes intérêts de recherche, mais avec « Trafics numériques. Le Web en cascades d’images (photographiques) », Paquet soulève des pistes fertiles pour une réflexion sur ladite post-photographie. D’emblée, elle situe cette notion dans « le contexte particulier qu’est le Web »[vii] plutôt que de revenir sur les débats redondants portant sur les changements qu’apportent le numérique à la photographie. Elle décrit les parallèles qu’il est possible de tracer entre le Web et l’espace public urbain ou la géographie et suggère même un renouvellement de la psycho-géographie situationniste. Son texte met de l’avant la pratique amateur, caractérisée par la frénésie de la prise et du partage, de même que la prépondérance des plateformes comme Flickr, Instagram et Snapchat dans notre rapport à la photographie. L’interrogation la plus prégnante de ce texte serait probablement la suivante : comment la photographie existe dans le Web et comment existe le Web par les photographies. Elle explique comment le Web se construit en « cascades d’images », une expression qu’utilise Bruno Latour dans Iconoclash. Au-delà de la guerre des images (2002). Puis, Paquet décrit la spécificité circulatoire de la photographie actuelle en proposant de considérer les géographies Web plus comme des fleuves que comme des territoires : « Le Web serait tout aussi bien une cybertemporalité (le fleuve, toujours tel qu’en lui-même, n’est jamais le même) qu’un cyberespace »[viii].
Malgré un certain déséquilibre dans l’originalité des apports des auteurs, le catalogue foisonne de pistes à explorer afin de penser la photographie aujourd’hui, ou la post-photographie si vous préférez ce terme un peu encombrant, mais, somme toute, productif. Fontcuberta soulève quelque chose de fondamental lorsqu’il évoque comment dorénavant, « les images sont tissées à même la trame de notre existence »[ix]. Nul besoin de déplorer tous les handicaps du terme « post-photographie » lorsqu’on le considère d’abord comme un outil de réflexion. En ce sens, l’expression « condition post-photographique » aurait probablement gagnée à être mise de l’avant puisqu’elle semble plus apte à mener des réflexions futures que la « post-photographie » lorsqu’on considère l’histoire de la notion du « photographique ». Déjà en 1990 avec Rosalind Krauss dans Le photographique. Pour une théorie des écarts, cette posture théorique apparaît fertile pour réfléchir le rôle de l’image photographique dans la conception de la culture de façon beaucoup plus large. La « condition » permet aussi d’évoquer ce maelstrom visuel qui caractérise nos environnements connectés et nous emportent au-delà de la « nature » du médium.
[i] Voir les entrevues avec le commissaire menées par Marie-Phillippe Mercier-Lambert en 2014 pour l’Artichaut « Vers une littératie de l’image. Une discussion avec Joan Fontcuberta, commissaire du prochain Mois de la Photo à Montréal » : https://artichautmag.com/le-mois-de-la-photo-montreal-en-regime-post-photographique-une-discussion-avec-le-commissaire-joan-fontcuberta-partie-1/ et ici https://artichautmag.com/vers-une-litteratie-de-limage-une-discussion-avec-joan-fontcuberta-commissaire-du-prochain-mois-de-la-photo-partie-2/, consulté le 16 avril 2016.
[ii] GUNTHERT, André (2014) « L’image conversationnelle », Études photographiques, 31 | Printemps 2014, [En ligne], mis en ligne le 10 avril 2014. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/3387. consulté le 15 avril 2016.
[iii] SIMON, Cheryl. « Loitering Cyberspace. Cheryl Sourkes takes snapshots of digital citizenry » dans C Magazine Summer 2007, Issue 94, p.26.
[iv] FONTCUBERTA, Joan (2016). « La condition post-photographique » dans FONTCUBERTA, Joan (dir.) La condition post-photographique, Le Mois de la Photo à Montréal et Kerber Verlag : Montréal et Bielefeld, p.15.
[v] Une notion importante pour le mouvement transhumaniste et qui a été popularisé par l’auteur techno-utopiste de renom Ray Kurzweil dans Singularity is Near: When Humans Transcend Biology (2005).
[vi] TOMAS, David (2016). « Nouveau médium, nouvelle conscience. L’« esprit » post-photographique et l’écologie post-humaine. » op. cit., p.133.
[vii] PAQUET, Suzanne (2016). « Trafics numériques. Le Web en cascades d’images (photographiques) », op. cit., p.150
[viii] Idem, p.153.
[ix] FONTCUBERTA, Joan (2014). op. cit.
Article par Christelle Proulx – Après un baccalauréat à l’Université Concordia et une maîtrise à l’Université de Montréal en histoire de l’art, Christelle y poursuit également son doctorat, suite à un temps d’arrêt pris pour devenir la maman de Barthélémy. Ses recherches portent sur des œuvres et des images qui permettent de poser une réflexion critique et politique sur le web et ses impacts sur la société.