Ce dont on ne parle pas à table. Entrevue avec Geneviève L. Blais

Entrevue avec Geneviève L. Blais Depuis sa sortie de l’École Nationale de théâtre, Geneviève L. Blais, metteure en scène, explore…
1 Min Read 0 84

Entrevue avec Geneviève L. Blais

Depuis sa sortie de l’École Nationale de théâtre, Geneviève L. Blais, metteure en scène, explore ce qu’elle appelle le « corps parlé » et la représentation in situ. En 2004, Quelques éclats de verre, le premier spectacle de sa compagnie À corps perdus lance cette recherche au bar 980. Suivront quatre autres spectacles, dont deux d’entre eux exporteront la poésie en des lieux inusités; le Bain St-Michel et le stationnement sous-terrain du Marché Jean-Talon. Brouillant les frontières entre l’illusion et le réel, elle travaille de plus en plus à l’aide de témoignages en guise de déclencheur artistique. Elle croit que lorsque la parole peine à se faire entendre, le corps prends le relais. À l’occasion de la création de son nouveau spectacle, Empreintes, nous nous sommes donné rendez-vous, l’espace d’une heure, pour discuter de ce qui nous passerait par la tête à ce moment-là. Je n’ai pas été déçu, car Geneviève, aussi géniale que poétique, a la tête bien faite.

Geneviève L. Blais (Crédit photo Eric O. Lacroix)
Geneviève L. Blais (Crédit photo Eric O. Lacroix)

Artichaut : Que dirais-tu de débuter par un petit résumé de la genèse d’Empreintes, ton nouveau spectacle?

Geneviève L. Blais : Bien sûr! Aux alentours de janvier 2008, j’ouvre un journal dans lequel je tombe sur un article célébrant les vingt ans de la légalisation de l’avortement au Canada. Je prends alors conscience de ce phénomène d’une tout autre façon. Tu sais, je fais partie de la génération qui a grandi avec cet accès. Celle qui m’a précédé, celle de ma mère, n’a pas eu cette chance. Je me rends compte qu’au moment de la légalisation, j’avais dix ans. Et alors, cette idée abstraite se rapproche à une vitesse fulgurante.

Il y a aussi une forme de continuité avec ce que j’avais fait avec Blanc, en 2008, en explorant la mort de la mère du point de vue de douze femmes différentes. J’étais resté sur ma curiosité, n’ayant pas pu tout utiliser ce que j’avais appris. En commençant à travailler sur Empreintes, j’ai dût repasser à travers ce processus d’annonces qui m’a permis d’entendre une cinquantaine de femmes en entrevue à propos de leur expérience de l’avortement. On a jasé, j’ai surtout écouté. On aurait pu penser que ce serait lourd, à cause du sujet, mais ce n’était pas nécessairement toujours émotif. Et il y avait toujours une grande beauté qui ressortait de ces rencontres. Comme j’étais étrangère à ces femmes, il y avait une forme d’intimité qui se créait très rapidement. Dans un climat de confidence et de partage.

Toutes étaient très différentes. Certaines avaient envie d’être mères, d’autres non. Il y avait aussi cette notion de fonder une famille ou pas, de la perte de contrôle sur ses projets qu’occasionnait la venue d’un enfant. Ces moments de vie, je les ai reçus et donc partagés. Des anecdotes me faisaient réfléchir, d’autres sourire. Mon approche n’était aucunement scientifique. Elle était plutôt humaine. J’ai aussi compris que le rapport à cet événement était très fluctuant dans le temps.

Ce qui m’a aussi frappé, c’est ce qu’il y a d’abstrait dans l’avortement. Il y a des symptômes déplaisants, une perte de contrôle du corps et puis soudainement, plus rien pour témoigner de ça. On prend un rendez-vous et tout d’un coup, après autant d’émotions, c’est fini. On a aussi abordé le rapport à la solitude. Même quand l’homme est présent, comme la femme a seulement envie que ça prenne fin, elle n’a pas trop envie de lui en parler. Plusieurs d’entre elles m’ont donné l’impression de pousser un gros « ouf » à la fin de l’entrevue, comme si elles n’en avaient jamais parlé. J’ai rencontré aussi des couples qui n’en avaient presque pas parlé entre eux. Mais l’autre raison de ce spectacle, c’est aussi la rareté de son sujet dans la littérature ou le cinéma. Alors que l’avortement touche tellement de femmes!

Artichaut : Et sur scène, concrètement, ça se manifeste comment?

G. L. B. : (Rires) Oui, excuse-moi, je te dis tout ça d’un seul coup! J’ai donc tiré de tout ça six récits auxquels j’ai ajouté celui qui provient directement du roman autobiographique d’Annie Ernaux; L’évènement. Ce dernier sera interprété par Paule Baillargeon. Il raconte l’avortement clandestin de l’auteure, en 1954. C’est une voie très différente de l’avortement médical. On y retrouve toute l’exactitude, la force brute et poétique d’Ernaux, sans fioritures.

Il y a donc dans Empreintes cette opposition entre la langue quotidienne et la langue littéraire. Le récit est composé de fragments, comme une partition musicaleLes extraits entrecoupés résonnent les uns dans les autres. J’ai voulu accorder beaucoup d’importance au rythme et à la théâtralité. Jimmy LeBlanc, un compositeur, a aussi travaillé avec nous. On voulait faire surgir des mots une musique et des images.

Les comédiennes de la distribution, comme les femmes que j’ai rencontrées, ont un spectre d’expérience très large, des âges divers. On y retrouve l’adolescence, la fin de la trentaine autant que des femmes ayant déjà été mères. Ce dernier cas est très différent des autres puisque ces femmes savent exactement ce que c’est qu’être mère. La vision romantique s’évanouit pour laisser place au concret. Il a tellement de variété dans l’histoire de ces femmes que j’aurais voulu en mettre trente si je l’avais pu. L’écho de cet événement est différent pour chacune d’entre elles. Il va les marquer dans certains cas pour quelques semaines alors que pour d’autres ce sera pour le restant de leurs jours.

Il n’y a pas de clinique sur scène, mais l’atmosphère médicale est très présente. J’ai voulu proposer un langage, une imagerie afin d’aider le spectateur à rêvasser, à sentir les choses. Une vague ou une pierre sur scène devient alors une forme de paysage sur lequel se dessine le récit. Je n’avais pas envie de représenter, mais bien d’utiliser les corps, la matière et la sculpture pour façonner tout ça. C’est pourquoi j’ai invité le sculpteur Jean Brillant à collaborer au projet. Pour son œuvre, Jean a travaillé avec la pierre, le métal rouillé, dans une optique de passage du temps, la notion de cycle toujours présente.

Artichaut : Je pense que tu as assez bien résumé l’affaire! Si ça te convient, maintenant, j’aurais envie de parler un peu plus de ton propre parcours artistique. D’où viens-tu?

G. L. B. : D’où je viens? C’est une belle question ça! Aujourd’hui, j’ai envie de venir de plusieurs moments! D’abord, il y a eu ces instants de musique magnifique dans une église qui m’ont coupé le souffle. Puis, le jour où j’ai compris que le théâtre allait être primordial dans ma vie. J’avais cette fascination du corps lié aux pulsions, le corps qui ose dire ce que les mots nous interdisent. Son potentiel évocateur. Ce dont on ne parle pas à table, le corps s’en charge. Il devient alors un corps parlé. J’ai aussi eu cet intérêt marqué pour la poésie du réel, brute, qu’est le in situ1Tu sais cette beauté d’un fruit tombé dans une flaque d’essence créant le contraste, racontant une histoire. J’aime me laisser envahir par l’émotion archaïque que peut contenir un lieu.

À part ces fascinations, l’université et l’École Nationale m’ont évidemment beaucoup influencé. À l’École Nationale, j’ai travaillé avec toute sorte de metteurs en scène inspirants qui m’ont soutenu dans ma recherche sur le corps. J’ai rencontré des danseurs, pu faire des stages avec des gens comme Ariane Mnouchkine. J’ai développé cette idée non pas d’un corps dansé, mais bien celle d’un corps paysage. Avec Château de colère, très polyphonique, je me suis attaché à cette multitude de fenêtres ouvertes, de choses qui s’entrecroisent. Le théâtre ne peut pas imiter l’écran, il doit être une expérience, des sensations. Il faut se déplacer pour le vivre. Le in situ permet cela. Finalement, j’ai aussi développé un intérêt pour le témoignage qui me permet de brouiller la frontière entre le spectaculaire et le réel.

Artichaut : Tu l’as dit tout à l’heure, Empreintes s’inspire entre autres de la littérature d’Annie Ernaux. Quand j’ai lu Ernaux, ce qui m’a le plus frappé, c’est cette capacité d’inscrire son existence particulière dans un contexte historique et social. Dans quelle mesure ce phénomène opère-t-il dans Empreintes?

G. L. B. : C’est vrai que cette idée est très présente chez Ernaux! Dans la pièce, on a gardé les extraits du roman intacts, avec le même souci d’exactitude qu’Ernaux pour les dates et les lieux. C’est à travers ce particulier, cette précision, qu’arrive à résonner son histoire. Elle qui vient d’un milieu ouvrier, qui veut s’en tirer alors que l’échec social la guette. C’est un dur combat pour elle.

Artichaut : Plutôt que de s’attarder uniquement aux répercussions psychologiques de l’avortement, Empreintes s’intéresse à la mémoire laissée par cet événement, au sens large. L’avortement reste toutefois un sujet faisant l’objet de débats incessants. Comment vous postillonnez-vous par rapport à ceux-ci?

G. L. B. : Effectivement, j’ai essayé de m’éloigner du pour et du contre. La mémoire laissée par l’avortement peut prendre toute sorte de formes. J’ai rencontré une femme qui me disait que ce qui l’avait le plus marqué était la nausée provoquée par l’odeur du macaroni au fromage lorsqu’elle était enceinte. Elle n’est jamais arrivée à s’en défaire.

Quant à ma position personnelle sur l’avortement, c’est clair pour moi qu’on doit y avoir accès. Ça reste un choix. Mais le spectacle ne parle pas de ça. Il se situe sur un autre plan. J’ai préféré faire rencontrer plutôt que d’énoncer une position. De toute façon, ça aurait enlevé beaucoup de nuance dans l’échange. Les points de vue varient. Empreintes n’est pas un manifeste, n’est pas militant et est encore moins un spectacle anniversaire.

Artichaut : Dans ta pièce, tu as choisi de donner la parole à sept femmes, les hommes brillants par leur absence. L’avortement concerne-t-il les hommes et, si oui, dans quelle mesure?

G. L. B. : J’ai voulu rencontrer des hommes, mais les trois que j’ai réussi à trouver se sont finalement désistés. Ce n’était vraiment pas par choix que je n’en ai pas eu en entrevue. Mais le travail que je fais est archéologique, je n’ai tout simplement pas réussi à trouver tout ce que je cherchais. Ça aurait pu être autrement. Malgré tout, on en parle sur scène. Les hommes sont présents dans les récits, car les femmes rencontrées, inévitablement, m’en parlaient. Il y a certainement de la matière pour un autre spectacle, car, l’avortement touche aussi les hommes. D’ailleurs, plusieurs femmes m’ont aussi expliqué qu’elles regrettaient, après coup, n’avoir pas laissé beaucoup de place à l’homme dans ce choix.

Artichaut : Ta compagnie À corps perdus place la représentation dans des « lieux non théâtraux au centre de [son] processus de création ». Le théâtre de La Chapelle (qui présentera le spectacle) est pourtant un lieu fortement associé au théâtre et à la danse. Pourquoi l’avoir choisi?

G. L. B. : Étant donné le côté très brut du témoignage, il y avait une forme de distance qui devenait nécessaire. Lorsque j’avais monté Judith (l’adieu au corps) dans le stationnement souterrain du Marché Jean-Talon, la langue était au contraire très poétique. J’avais envie d’associer cette langue poétique à un lieu brut. Dans Empreintes, c’est l’inverse, il me fallait un espace poétique pour accueillir cette langue brute. C’est en cela que les corps deviennent une partie intégrante de l’architecture scénique. La sculpture participe à cette même recherche. Ainsi, comme spectateur, il n’y a pas qu’une seule lecture possible. On va chercher un type d’écoute plus intuitif qui se rapproche des tests de psychologie où l’on demande au patient de dire ce qu’il voit dans un dessin abstrait. Toutefois, ma recherche de l’in situ se poursuit.

Artichaut : La distribution d’Empreintes semble illuminée par la présence de Paule Baillargeon, artiste de l’avant-garde féministe. Comment la rencontre s’est-elle produite?

G. L. B. : On ne se connaissait pas personnellement. Moi, je la connaissais en tant que personnage, pour son travail de réalisatrice et de comédienne. Mais ça m’est tout de suite venu à l’idée que c’était elle qui devait porter les mots d’Annie Ernaux. Elle a cette force et cette fragilité à la fois, nécessaires pour incarner cette voix. Ça a été un grand plaisir de travailler avec elle. Paule a une grande compréhension du langage visuel, grâce à sa vocation de réalisatrice. Elle comprenait très bien où je voulais en venir.

* *

Empreintes, collage et adaptation de Geneviève Blais (à partir de L’enlèvement d’Annie Ernaux et d’Expulsion de Luis de Miranda et Hélène Delmotte). Au Théâtre La Chapelle du 23 avril au 5 mai. M.E.S. de Geneviève L. Blais.

1Définition du Robert illustré 2012 : Dans son milieu naturel (s’oppose à in vitro).

Thomas Dupont-Buist

Jadis sous les projecteurs, il lui aura fallu un certain temps pour se rendre compte que l’on était finalement bien mieux parmi le public, à regarder le talent s’épanouir. Un chantre des arts de la scène qui aime se dire que la vie ne prend tout son sens que lorsqu’elle a été écrite.