C’est le cœur qui meurt en premier, semble crier Myrtle Gordon, comédienne en perdition et héroïne du film Opening Night de John Cassavetes. En contredisant de façon détournée l’assertion du plus récent roman de Robert Lalonde, cette femme à la mi-temps de sa vie s’interroge douloureusement sur la capacité à ressentir qui s’émousse en vieillissant. Mais s’il en est réellement ainsi, comment peut-elle continuer de jouer, de faire comme si, alors que l’apathie et la routine la guettent?
C’est là la question essentielle qui traverse cette oeuvre de Cassavetes, mais aussi celle de l’adaptation théâtrale qu’ont voulu en tirer Eric Jean et sa complice Fanny Britt. L’idée est originale et on se doit de la saluer. On adapte souvent des pièces de théâtre afin d’en faire des films, l’inverse est pourtant moins courant. La curiosité est piquée sans trop que l’on parvienne à s’imaginer de quoi aura l’air l’objet scénique. La distribution rehaussée met la table pour une production de qualité. En dépit de ces préjugés favorables, une fois le mariage consommé, on ne peut s’empêcher de sentir que quelque chose n’a pas fonctionné.
Au beau milieu d’une répétition, une jeune femme de 17 ans s’introduit dans le théâtre afin de rencontrer son idole, la célèbre Myrtle Gordon (ici incarnée par la lumineuse Sylvie Drapeau). La vedette, reconnaissant en elle quelque chose qui lui a déjà ressemblé, lui donne rendez-vous après la séance. Le sort en décide toutefois autrement puisque l’admiratrice se fait frapper par une voiture au sortir du théâtre. Bouleversée, Myrtle n’arrive plus à jouer et tombe dans une profonde névrose qui l’amène à dialoguer avec le fantôme de la jeune femme. L’admiration réciproque (l’une du talent de celle-ci, l’autre de la jeunesse de celle-là) se mue rapidement en confrontation (celle, éternelle, de la jeunesse et de la vieillesse). En parallèle, le jour de la première approche à grands pas et Myrtle tourne chaque répétition en un enfer pour chacun de ses partenaires de jeu, sombrant peu à peu dans une détresse éthylique.
Je crois que vous en conviendrez, voilà une histoire de choix. Le tout est brillamment interprété même si force est d’admettre que Sylvie Drapeau et Muriel Dutil (dans le rôle de la dramaturge bafouée) éclipsent leurs talentueux compagnons de jeu (Jean Gaudreau, Stéphane Jacques, Agathe Lancôt, Jade-Mariuka Robitaille, Sasha Samar et Mani Soleymanlou). À elle seule, la performance de Sylvie Drapeau vaut le déplacement, plus juste que juste. Ça se gâte à l’assemblage. Problèmes de rythme donnant parfois l’impression que chaque tableau se précipite à grande vitesse vers le prochain sans avoir conscience de son propre intérêt. On note aussi quelques personnages dispensables ou n’occupant qu’une seule fonction: on pense ici au rôle du régisseur qui aura l’honneur d’énoncer une seule réplique tout en étant présent tout au long de la pièce. Le personnage de Mani Soleymanlou, quant à lui, ne semble présent dans l’adaptation que dans le but de démontrer que Myrtle, même dans l’état déplorable où elle se trouve, suscite l’admiration. Un peu ingrat pour un comédien de sa trempe.
Quelque chose comme un fil rouge, une direction globale, semble avoir été perdu au fil de la métamorphose en œuvre dramatique. Peut-être est-ce cette structure en tableau, très cinématographique, qui n’en a pas fait assez pour s’éloigner de l’oeuvre filmique? Opening Night demeure une œuvre intéressante et pleine de magnifiques fulgurances, mais on en sort sur sa faim. Il n’en demeure pas moins que cette saison théâtrale s’annonce faste et pleine de belles surprises. Heureuse rentrée à vous, chers lecteurs.
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Opening Night, d’après le film de John Cassavetes, adapté et traduit par Fanny Britt, est présenté du 2 au 27 septembre 2014 au Théâtre de Quat’sous. Une mise en scène d’Eric Jean.