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17-04-2025 Vol 19

Topographies de la vétusté. Critique de Monuments d’abandon de Mathieu Gagnon

Mathieu Gagnon présente sa plus récente production de dessins à la Galerie Youn, nouveau lieu de diffusion artistique inauguré en mai dernier dans le quartier du Mile-End. Son fondateur, l’artiste-galeriste torontois Juno Youn, a aménagé dans le 5226 boulevard Saint-Laurent des espaces consacrés à la fois à la vente et à l’exposition d’œuvres d’art.

Escalier et atrium. Huile, pastel à l'huile et crayons sur papier, 56 x 76 cm , 2013. (Gracieuseté de l'artiste)
Escalier et atrium. Huile, pastel à l’huile et crayons sur papier, 56 x 76 cm , 2013. (Gracieuseté de l’artiste)

Gagnon, un diplômé du baccalauréat en arts visuels et médiatiques de l’UQAM en 2006, en est à sa seconde exposition individuelle. La série Panthéon, présentée à l’Usine C à l’hiver dernier, rassemblait six dessins au rendu naturaliste qui figuraient des espaces désertés et des constructions décrépites. Avec la série Monuments d’abandon (2013), l’artiste fraye toujours avec les thèmes de la désertion; or, le ton en est cette fois plus dramatique.

Les images de cette série s’échelonnent dans l’espace de la Galerie Youn comme différentes pièces probantes d’un lieu minutieusement documenté. L’artiste a produit six vues topographiques d’un même intérieur fictif qu’il a observé sous des angles différents. Finement ciselés, les dessins de Gagnon sont conçus à partir d’un réseau complexe de hachures tracées au crayon, à la peinture et au pastel à l’huile. Ce traitement de la composition confère aux volumes de l’espace une présence physique singulière, faisant disparaitre à leur profit les contours et les intersections. Pour élaborer certains de ses dessins d’observation, Gagnon a eu préalablement recours à une modélisation numérique, lui permettant de parcourir les différentes perspectives possibles du lieu qu’il s’est imaginé. Cette intervention informatique a sans conteste contribué à l’effet saisissant du point de vue privilégié et, par le fait même, à un certain ennoblissement du site représenté.

Hall avec spirale. Huile, pastel à l'huile et crayons sur papier, 60 x 86 cm, 2013. (Crédit photo: Gracieuseté de l'artiste)
Hall avec spirale. Huile, pastel à l’huile et crayons sur papier, 60 x 86 cm, 2013.
(Gracieuseté de l’artiste)

Si d’entrée de jeu on discerne confusément l’environnement illustré par l’artiste, les surfaces de béton à l’état pur, leurs contours géométriques, la vastitude et le dépouillement du bâtiment suggèrent néanmoins une architecture moderne, plus précisément de type brutaliste. Gagnon puise auprès des monuments massifs industriels issus de ce style propulsé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par une génération d’architectes refusant le retour à une esthétique traditionnelle du bâtiment. Ces derniers appelaient à l’élaboration d’un design radical et innovateur, prônant une approche fonctionnaliste et mettant de l’avant la valeur expressive des matériaux. Les constructions qui en découlent parsèment aujourd’hui notre paysage urbain: les Cégeps et les centres commerciaux édifiés aux alentours des années 1970 et 1980 en sont des cas de figure répandus.

Par ailleurs, les dessins de Monuments d’abandon contiennent un certain nombre d’indices ça et là – des socles dégagés, cloches de verre, un cénotaphe – qui dénotent une correspondance entre le lieu représenté et l’établissement muséal. Plongé dans l’obscurité, vandalisé et évidé jusque sur les murs, ce musée ne sert pourtant plus ses fonctions premières. On s’interroge dès lors sur les causes d’un tel délaissement de l’institution. L’artiste suggère-t-il ironiquement une incompatibilité de la bâtisse avec la mission et les activités muséales? Les constructions engendrées par l’architecture brutaliste répondent bien souvent à des commandes publiques et reflètent des objectifs civiques précis: leurs prétentions à l’ouverture, la fonctionnalité et la sécurité ont cependant été largement mises en doute. On en souligne fréquemment la froideur, l’effet alourdissant et les dysfonctionnements en terme de convivialité. Les illustrations de Gagnon accentuent ces défauts reprochés au brutalisme en inscrivant dans le bâtiment un musée abandonné, institution dont la reconnaissance est souvent fixée aux taux de fréquentation.

Murale abstraite. Huile, pastel à l'huile et crayons sur papier, 28 x 43 cm, 2013. (Crédit photo: Gracieuseté de l'artiste)
Murale abstraite. Huile, pastel à l’huile et crayons sur papier, 28 x 43 cm, 2013. (Gracieuseté de l’artiste)

Hall avec spirale présente une vue sur une salle d’exposition déserte où reposent trois socles de tailles variées et où se trouve, tout au fond, une spirale croulante en béton. Les murs blêmes et vides de la composition ne contiennent aucun artefact ni aucune notice explicative. À droite, une porte est arrachée de ses gonds et appuyée contre un mur, signe de démission avant la désaffectation du lieu. Dans Murale abstraite, le point de vue privilégié donne sur un pan de mur où baigne une lumière naturelle. À même ce mur bétonné sont taillés divers motifs abstraits qui, dans le délabrement du lieu, recèlent un potentiel et une vitalité artistique hors du commun. D’ailleurs, la lumière, qui se décline dans chacune des six illustrations en de nombreuses variantes de tons gris et blancs, semble être le seul élément occupant l’espace du musée, l’ensevelissant du même coup dans un silence spectral.

Le registre funeste des illustrations pourrait autrement être lu comme un regard critique de l’artiste porté sur une conception actuelle de la culture. Cette conception subordonnant la culture aux impératifs économiques, la réduisant à une industrie, une enfilade d’événements rentables. La culture strictement envisagée comme une source intarissable de prospérité et un marché du divertissement exportable. La série Monuments d’abandon se poserait ainsi comme une énonciation de la mort de la culture, à laquelle le spectateur est convié à constater passivement. En effet, la vue spectaculaire qu’offre Gagnon sur ce décor en ruine (et, par ailleurs, la réalisation graphique impeccable qu’il fait du lieu) tend davantage à éveiller l’étonnement admiratif qu’à endiguer une prise de conscience. Cette appréciation d’une gravité majestueuse n’est pas sans rappeler les effets de cette culture carburant aux coups d’éclat. Reste à savoir, cette fois, si le spectateur se laissera volontiers prendre au jeu.

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La petite salle à l’arrière de la galerie est consacrée aux peintures de l’artiste torontois Doug Brown. La série Black on Black se compose de cinq visages noirs de forme octogonale dont les traits sont suggérés par des axes structurants, obliques et rectilignes, tracés au marqueur de même couleur.

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Monuments d’abandon
, une série de Mathieu Gagnon présentée à la Galerie Youn, 5226 boulevard Saint-Laurent. Jusqu’au 5 octobre.

Article par Julia Smith.

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM