Le roman culte de Gaétan Soucy apparaît dans les librairies en 1998. La petite fille qui aimait trop les allumettes connaît le succès dès la rentrée littéraire. Peu de temps après, le producteur Marcel Giroux achète les droits pour l’adapter en film. C’est un parcours semé d’embûches. Bien des années plus tard, Simon Lavoie se joint au projet qui va alors de l’avant.
Présenté d’abord au Festival international du film de Toronto, puis au Festival du nouveau cinéma, le film tant attendu est sorti en salle la semaine passée.
L’Artichaut a eu l’occasion de s’entretenir avec Simon Lavoie.
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Artichaut Magazine : Pourquoi as-tu décidé d’adapter La petite fille qui aimait trop les allumettes? Est-ce que c’est un choix ou c’est quelqu’un qui est arrivé avec ça en te disant que tu devrais le lire?
Simon Lavoie : Un mélange des deux. Pour répondre à ta question, il faut que je fasse un brin de genèse. Je l’ai lu à ma première année à l’université. En 1998, à l’automne de sa sortie, je me souviens, j’étais dans un cours de scénarisation. Le livre était proéminent à la rentrée littéraire. Il suscitait la curiosité. Je l’ai lu, mais aussi sous l’impulsion d’un professeur qui me l’avait recommandé. J’ai été marqué. Je trouvais ça fort. Il y avait quelque chose de puissant. Les films que j’ai vus et les romans que j’ai lus dans ces années-là m’ont marqué plus durablement. Rétrospectivement, ça me donne l’impression que tous les films, les romans, les pièces de théâtre, que tout était meilleur. Peut-être une réceptivité, à cet âge-là.
J’ai lu le roman. Ça ferait un beau film. Évidemment, j’étais un apprenti cinéaste. J’ai rapidement constaté qu’un producteur en avait acheté les droits et que certains réalisateurs-scénaristes étaient en train de travailler là-dessus.
En 2013, le producteur Marcel Giroux me contacte. C’était lui qui détenait les droits, qui avait une option sur le projet. On l’avait aiguillé sur ma piste. Il me contacte après avoir vu Le torrent. Il me demande si je connais ce roman. Je dis : « bien sûr ». Un brin de jasette. Il dit que le projet est toujours actif, qu’il tente, envers et contre tous, de le maintenir à flot. Il a déjà essuyé des échecs, d’anciennes incarnations n’ont pas vu le jour. Il me propose ça. Je lui dis que ça m’intéresse, à condition que je puisse repartir du roman.
De mon côté, je sortais du tournage du Torrent. Une partie de moi voulait se détacher de cet univers. En parallèle, avec Mathieu Denis, on travaillait sur Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau. Il y avait une autre partie de moi avec un sentiment que quelque chose était incomplet. J’avais le goût de replonger dans un univers qui, somme toute, n’était pas si éloigné du Torrent, qui me permettait de plonger dans un Québec pré-Révolution tranquille. Avec sa mythologie, ses symboles, ses métaphores.

A.M. : À propos de l’adaptation, qu’est-ce qui a été le plus difficile?
S.L. : En fait, c’est un roman qui est particulièrement axé vers une intériorité. Le livre qu’on tient entre nos mains, on comprend peu à peu en le lisant que c’est la jeune fille qui traduit, qui interprète tout ce qu’elle vit et qui le transcrit dans son grimoire la nuit, dans le caveau, en n’écrivant que la lettre « l ».
Tout le roman est une traduction de sa perception. À priori, c’est peu cinématographique. Ce qui m’a aidé à pouvoir adapter le roman et tout de suite voir qu’elle pouvait être la bonne manière de le faire, selon moi, c’est ce hiatus entre 1998 et 2013, entre la première fois que j’ai lu le roman et quand j’ai vu cette opportunité se présenter. Ce qui me restait de ma lecture, 15 ans après, ce n’était pas tout ce jeu sur la langue, tout ce métalangage, ces complexités, ces ornementations littéraires, qui sont magnifiques, ce qui me restait, c’était l’univers poétique qui se cachait derrière. Quand j’ai eu cette opportunité, j’ai tout de suite relu le livre. Ça m’a frappé, à quel point ce n’était pas nécessairement évident d’adapter ça, parce que c’est une vraie pièce de littérature.
À ce moment-là, j’ai hésité. D’une part, je me disais qu’il y avait tout cet intérêt littéraire qui pouvait difficilement être transposé, mais c’est un monde qui est tellement touffu et tellement complexe. Il y a tout un pan qui relève plus de la sémiologie. Ce récit poétique, ces personnages, ces relations si particulières : c’est là-dessus que j’ai décidé de m’orienter. Très tôt, j’ai fait des choix, disons un peu dogmatiques. Je me suis dit « Il n’y aura pas de voix off. » La situation un peu extrême et un peu tendue dans le film fait en sorte que les personnages ne peuvent pas se parler tant que ça, ils ne peuvent pas se mettre à faire des monologues ou des soliloques. J’en suis venu, petit à petit, à renoncer à certains aspects littéraires.
Plutôt que d’entendre l’histoire relatée par la jeune fille, plutôt que de voir celle-ci parler ou transcrire ce qu’elle vit, c’était mieux de pouvoir vivre les choses en même temps qu’elle. De cette idée de départ, j’ai articulé tous les choix d’adaptation.
A.M. : Ce qui t’a permis de mieux orienter ton travail.
S.L. : Ce qui pouvait relever de la toile de fond, ce qui est arrivé à monsieur Soissons, le père, tout ce qui n’était pas dans le tangible me donnait un système qui me permettait de rayer et faire des choix qui étaient cohérents avec mon approche.
A.M. : Avant la projection, le producteur, Marcel Giroux, s’est adressé au public. Son choix de mot m’a un peu étonné. Il n’a pas parlé de travail d’adaptation. Il a parlé de travail éditorial.
S.L. : Je ne sais pas si c’est un lapsus.
A.M. : Il y a pourtant quelque chose dans le dogmatisme, dans l’idée d’enlever un gros morceau du roman, comme ça, qui relève du travail éditorial. Il y a une nuance, je dirais, entre le travail d’adaptation et le travail éditorial, lui-même une forme du travail d’adaptation. Le travail éditorial va plus aller chercher la structure que le travail d’adaptation. Avec le travail éditorial, on restructure l’œuvre, par morceaux, on prend et on enlève, et ensuite on adapte.
S.L. : Je ne sais pas si ça s’est posé comme ça. Ce travail éditorial là est peut-être survenu en postproduction ou peut-être sur des versions de scénario. Je n’ai pas nécessairement de difficulté à écrire. Parfois, c’est un défi de livrer les 100 pages d’un scénario. Moi, c’est de réussir à les atteindre par le bas. J’en ai beaucoup trop.
A.M. : De couper, donc.
S.L. : Voilà ! Ensuite, je resserre. Il y a des postulats d’adaptation et ensuite viennent les règles inhérentes à la dramaturgie. Il y a un moment où on travaille avec le livre qu’on adapte et il y a un moment, après quelques versions, où le scénario commence à vivre par lui-même et commence à devoir répondre à ses propres exigences. Le livre est rangé dans la bibliothèque. De temps à autre, on relit le roman pour voir si on ne fait pas fausse route. On l’a tellement lu qu’on le connaît sous toutes ses coutures. C’est du travail de dramaturgie, pas tant éditorial que ça. C’est l’efficacité. Faire les bonnes ellipses au bon moment, les bons enchaînements. C’est une nuance.
A.M. : Le terme m’avait surpris. C’est la première fois que j’entends ce terme pour définir le travail d’adaptation.
S.L. : Je vois un peu ce que tu veux dire. Il y aurait pu y avoir plusieurs versions. Marcel, à plus forte raison, en a été témoin mieux que quiconque. Je pense qu’il y a deux scénaristes-réalisateurs qui m’ont précédé. Plusieurs orientations ont été envisagées. Marcel a bien vu que d’un tel roman, il pouvait y avoir plusieurs avenues. Que je choisisse celle-ci, que je m’y astreigne, il y a quelque chose qui peut donner l’impression que ça relève de la décision éditoriale.
A.M. : C’est peut-être lui dans le fond qui a fait le travail éditorial.
Rires.
S.L. : En me choisissant.

A.M. : On a parlé du roman comme étant une sorte d’histoire policière sans en être une. J’ai remarqué que dans l’adaptation, il y a une structure qui est plus propre au film policier. On ne commence pas avec un crime, mais par la mort du père. La scène d’après, il est vivant. On commence tout de suite à se demander ce qui s’est passé, et pourquoi il s’est rendu là. Plus le film avance, plus on découvre des petites bribes d’indices. Elles deviennent de plus en plus grandes, jusqu’à devenir des images complètes, jusqu’à devenir la séquence finale. Est-ce que c’est de cette façon que s’articule la structure du roman ou c’est en travaillant l’adaptation que tu en es arrivé là?
S.L. : Je ne me suis jamais formulé les choses dans une esthétique de film policier. Pour moi, ce qui était important, c’est cette notion de mystère, comme tu l’évoques. S’il y avait des questions de genre, c’était plutôt des aspects liés à l’horreur et au fantastique. Là, j’étais plus conscient de l’imagerie propre aux genres. Il faut en être conscient pour soit les intégrer ou pas.
Il y a cette mort mystérieuse qui va demander à être éclaircie. Il y a cette situation de départ avec les deux jeunes, et de mystère, distillé, peu à peu. Tout ça va se résoudre, mais dans la perspective de la jeune fille, comme si elle entrait en elle-même et plongeait dans ses réminiscences les plus enfouies pour tenter de retrouver les scènes manquantes dans son imaginaire primitif.
A.M. : Suite à une expérience traumatisante.
S.L. : J’essaie de me justifier ça comme ça. Pour qu’il y ait une cohérence interne. Ça, c’était quelque chose de moins apparent dans le roman, parce que tout est camouflé derrière des digressions, des jeux de langue, des jeux de mots. C’était aussi caché derrière des enjeux liés à la représentation, qui ne sont pas du tout les mêmes dans un film que dans un livre. Dans le livre, tu lis ce que la jeune fille veut bien te dire. Par exemple, c’est ce que l’auteur veut bien te dire. On n’a pas une caméra braquée sur la jeune fille en lisant le livre, donc on imagine que peut-être elle est un garçon. Elle va peu à peu nous mettre la puce à l’oreille. Au cinéma, évidemment, il y a quelque chose de cruellement objectif et froid. Donc, il y a des enjeux liés au médium qui rendent les mystères, d’une certaine façon, différents. Ça ne peut pas être les mêmes mystères que dans le roman.
A.M. : On est moins dupe face au mensonge du père, on voit bien que ce n’est pas un petit gars, qu’elle est enceinte.
S.L. : Voilà, ça se joue à un autre niveau. Le plus intéressant, c’était qu’on y croit que la jeune fille, elle, se considère comme un garçon, parce que tout le monde la désigne ainsi. Son frère l’appelle « frère ». Son père lui bande les seins. Même si la jeune actrice a un air androgyne, qui faisait partie des aspects qui nous intéressaient chez la comédienne, pour nous, ça ne peut pas être la même surprise, la même distillation de l’information que dans un roman. C’est un des nombreux enjeux de l’adaptation littéraire. C’était particulièrement criant dans ce récit-là. L’auteur se joue de nous. Au cinéma, c’est plus difficile : la caméra, ça ne ment pas. Il y a quelque chose d’objectif. On peut bien éviter de montrer certaines choses, mais ce qu’on montre, c’est concret.

A.M. : Parle-moi un peu de la production et du tournage. Je suis curieux de savoir pourquoi t’as décidé de tourner en noir et blanc?
S.L. : Le noir et blanc est venu assez tard dans le processus. On était bien engagé déjà. Quand on a financé le film, nulle part il n’était question de noir et blanc. On est entré concrètement en préproduction, la préproduction officielle. Ce moment où on est soudainement face à la vraie réalité, la vraie réalité budgétaire, le calendrier, les disponibilités et indisponibilités des comédiens, les fenêtres de tournage, toutes sortes de considérations. Principalement des considérations financières.
Pour le film, il fallait créer un univers complexe. Dans les costumes, dans les décors, dans toute l’imagerie. La réalité, c’est qu’on n’avait pas tant d’argent que ça. Tout était très juste. L’approche et les moyens qu’on allait pouvoir déployer étaient assez modestes. Avec Nicolas Canniccioni, le directeur photo, on était aux prises avec ces contraintes, on commençait à évaluer des caméras, à faire des tests. Il y avait quelque chose d’effrayant dans cette espèce de côté si concret de la vidéo, de la couleur. Il y avait quelque chose d’implacable. On commençait à filmer des décors, tout ça. Il y avait quelque chose de tellement réel qu’on avait l’inquiétude qu’on ne parviendrait pas à créer cet univers. Je cherchais des moyens. C’est là que Nicolas prenait des photos, mettait ça en noir et blanc, et soudain, le décor se transmuait, les choses changeaient. L’idée a cheminé. Le noir et blanc pourrait être une bonne manière de casser cet aspect très concret des décors, des patines, des tissus. Je ne sais pas si c’était un palliatif. Il y avait plusieurs aspects esthétiques qui entraient en ligne de compte. C’est difficile à dire. On est déjà du côté du rêve un peu plus. Ce n’est pas une vision normative, ce n’est pas une vision concrète.
A.M. : C’est différent, ce n’est plus dans nos habitudes.
S.L. : C’est une question de convention peut-être. Certains spectateurs sont au départ désarçonnés, mais rapidement, on accepte cette convention, parce que c’est la réalité, mais juste décalée un peu. Il y a la définition, il y a la précision, la profondeur de champ. Il y a toutes les caractéristiques d’une image à laquelle on est habitué. Mais, en plus, une espèce d’irréalité.
On tourne le film dans les Laurentides, au mois de juillet, c’est un vert luxuriant, tout a l’air d’être pétant de santé. Soudainement, en noir et blanc, ça fait sortir les textures, tout n’est que textures, comme si les feuillages deviennent des tapis rugueux. Je ne regrette pas ce choix. On se focalise quand on filme un gros plan en noir et blanc, on se focalise sur les lignes, sur la composition, sur le visage. On enlève une couche de distraction. Ç’a été révélateur, mais ce n’est pas pour tous les films.
A.M. : Non, c’est une autre approche de la réalité. C’est drôle à quel point c’était la norme à l’époque, le noir et blanc. Quand c’est utilisé maintenant, ça fait l’effet inverse, ça crée une surprise chez les spectateurs.
S.L. : C’est très connoté. De 1850 à 1950, il y a eu cent ans d’imageries photographiques. Cinquante ans, même soixante ans de cinéma. Tout était en noir et blanc. Ça fait cent ans, cent vingt ans de connotation. Puis, on utilise le noir et blanc parfois un peu bêtement pour évoquer le passé, mais c’est plus que ça. Il y a une connotation, tout le monde se positionne pour ou contre le choix du noir et blanc.
A.M. : Parlant d’évoquer le passé, est-ce que ce n’est pas aussi une question que vous vous êtes posée : on fait le film en couleur, mais les flashbacks, on les fait en noir et blanc?
S.L. : Je vais te confier un secret.
A.M. : À moi et au micro.
Rires.
S.L. : On a plutôt pensé faire le contraire. C’était difficile de convaincre notre équipe qu’on allait tourner en noir et blanc. Donc, on les a convaincus peu à peu, en disant que le film serait principalement en noir et blanc, mais qu’ici et là, il y aurait des touches de couleur. Et peu à peu, tout le monde a été amadoué par cette idée. Finalement, ces touches de couleur qui étaient là, sans grande surprise, quand on a commencé à regarder les montages, il y avait un conflit. Finalement, on s’est dit, plutôt que de faire 95 % en noir et blanc, on fait 100 %.
A.M. : Est-ce que ça a demandé une deuxième caméra? Juste pour les petits moments de couleur?
S.L. : Oui. Mais il y avait des séquences de feu qu’on devait tourner à deux caméras. Il y avait des performances de cascadeurs qui allaient se passer une fois. C’était trop risqué de n’avoir qu’une seule prise de vue. Malencontreusement, il peut se passer quelque chose. On avait deux caméras pour cette séquence. On avait opté pour 2 caméras semblables, en couleur, sachant qu’on allait transférer ces images en noir et blanc plus tard.

A.M. : Pour terminer, j’aimerais te poser une question ludique. C’est un jeu que j’aime faire avec des amis. On nomme un titre de film, on impose deux genres et on doit choisir entre les deux. Par exemple, Citizen Kane est-ce que c’est un film d’horreur ou une comédie musicale? Et on explique son choix. Alors, ma question pour toi c’est : La petite fille qui aimait trop les allumettes est-ce que c’est un film d’action ou de science-fiction?
S.L. : Hmm… Je pense que c’est un film d’action. On est presque à 1000 plans. De tous mes films, je ne me suis jamais rapproché de ça. Il y a quelque chose de nerveux, de fébrile, de tendu, dans ce film-là, parce qu’on est dans une situation critique, avec une jeune fille qui est en situation de crise permanente. Ça déménage plus que dans tout ce que j’ai fait jusqu’à présent. Alors, pour cette raison, je dirais que c’est ce qui se rapproche le plus du film d’action.
A.M. : Merci pour ta réponse ! Je dois avouer que je ne savais pas du tout ce que tu allais répondre.
Rires.
La petite fille qui aimait trop les allumettes, réalisé par Simon Lavoie, est sorti en salle le 3 novembre. Vous pouvez lire ici notre critique.
Article par Francis Lamarre.