Du 23 octobre au 1er novembre 2014 avait lieu à la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia une exposition-performance intitulée Adventures can be found anywhere, même dans la mélancolie. Déjà, l’incertitude plane un peu sur le type de proposition artistique; ni tout à fait une exposition, ni tout à fait une performance, on est très clairement dans l’interdisciplinarité, à l’image de ce que propose généralement le collectif PME-ART.
Les artistes ayant réalisé cette performance sont Claudia Fancello, Marie Claire Forté, Nadège Grebmeier Forget, Adam Kinner, Ashlea Watkin et Jacob Wren. Au centre de la salle principale de la galerie se trouvaient une grande table où les artistes, pendant une semaine, s’activaient à réécrire, à remixer en quelque sorte, le Livre de l’intranquilité de Fernando Pessoa. Ce livre de Pessoa est un ouvrage posthume, constitué à partir de fragments inédits, ce qui engendre un grand débat sur la question d’une possible version finale d’un livre qui n’existe qu’en l’absence de son auteur. Pessoa est l’auteur de cette multitude de fragments, mais qui est donc l’auteur des différentes versions du Livre de l’intranquilité?
Cette problématique de l’auteur n’est pas anodine, puisque Pessoa a signé pendant sa vie avec de nombreux hétéronymes, des identités fictives ayant chacune son propre style littéraire. Le projet de «réécriture» dans cette performance avait comme objectif de produire une nouvelle version du Livre de l’intranquilité, et ce, à plusieurs personnes, poussant plus loin la multiplicité des voix si chère à Pessoa. Tout au long de l’événement, les artistes réécrivaient leur propre version du livre sur des feuilles de couleurs, ce qui donnait un ton un peu ludique et rappelait inévitablement le bricolage enfantin. Dès qu’une page était terminée, la personne l’ayant écrite se levait, allait dans une autre salle et plaçait la feuille sur un socle où une caméra filmait afin de projeter la page en grand sur l’un des murs. L’auteur de cette page la lisait en silence, puis la relisait à voix haute pour le public. Cet exercice permettait de comprendre la distinction importante qu’il y a entre la lecture en public et la lecture pour un public.

La performance et son contexte
Le titre bilingue Adventures can be found anywhere, même dans la mélancolie annonce aussi le bilinguisme, voire le plurilinguisme, qui se retrouve au cœur même du projet artistique. Comme Pessoa a écrit lui-même dans plusieurs langues et que ses livres ont été traduits aussi dans plusieurs langues, le projet reste cohérent. Cette facette plurilingue du projet tient aussi compte du contexte de l’exposition-performance, soit une galerie d’art dans une université anglophone et multiculturelle au cœur d’une ville francophone dont le bilinguisme et le multiculturalisme sont indéniables. Le texte de présentation de l’exposition produit par la galerie évoque l’idée d’adapter le livre de Pessoa à notre monde actuel et de le transformer en quelque chose d’un peu plus heureux. Très clairement, l’adaptation au contexte de l’exposition-performance a fonctionné puisque la réécriture était imprégnée d’énormément de références actuelles; d’ailleurs, il devenait même difficile de distinguer si l’apparence de contemporanéité était le fait de notre interprétation comme spectateur ou si c’était le fruit du travail de réécriture des performeurs. Par contre, la transformation de la mélancolie en quelque chose de plus heureux tel que l’envisageait le collectif PME-ART n’apparaît pas si clairement, à l’exception peut-être du rapport plus ludique à l’œuvre d’art.
L’incertitude
En donnant à voir le geste d’écrire, le collectif fait de cette performance une exhibition du processus créateur. Ce qui est présenté, c’est le geste de l’écriture comme symbole. On est bien obligé de prendre en compte le fait que la lecture est une réécriture; lire c’est réinterpréter subjectivement. De même, en montrant à la fois l’écriture en train de se faire, la lecture pour soi et la lecture pour le public, l’exposition-performance nous rappelle qu’écrire, c’est aussi lire, c’est aussi se relire. Bien souvent, l’écriture relève d’un moment plutôt privé, or c’est précisément ce qui devient public avec Adventures can be found anywhere, même dans la mélancolie. Cela engendre aussi de l’incertitude; le public se trouve dans une posture ambigüe. En effet, le caractère un peu privé du geste de création fait hésiter: devrions-nous regarder la performance attentivement ou pas? C’est bien de la performance et non du théâtre, ce qui suppose que les performeurs sont eux-mêmes; ils ne sont pas des personnages et ce n’est pas un spectacle. Lors du vernissage, le premier jour de l’exposition-performance, l’incertitude était encore plus grande puisqu’il n’y avait que très peu à voir et à lire. Certes, l’action était en cours, mais le rythme de l’écriture n’a rien de spectaculaire. On pouvait constater l’aménagement des lieux, en particulier une très longue tablette, une sorte de comptoir rudimentaire, longeant trois murs et passant d’une pièce à l’autre de la galerie. Sur cette tablette, les feuillets de textes se sont accumulés pendant toute la durée de l’exposition-performance.
La performance impliquait un rapprochement de l’art et de la vie, à l’instar de beaucoup de pratiques artistiques depuis le début du XXe siècle. À cet égard, j’ai été invité à m’asseoir à la table par l’une des artistes. J’ai pu y lire un peu le Livre de l’intranquilité de Pessoa. Puis, en prenant des notes sur l’exposition-performance pour la rédaction de cette critique, je me suis demandé si je ne devenais pas intégré à la performance en étant assis à cette table. D’autres personnes du public ont aussi été s’asseoir avec les performeurs. Des discussions prenaient forme entre les performeurs et le public. Il y avait donc jusqu’à un certain point un peu d’art relationnel qui s’insérait dans ce projet déjà complexe.
L’objet fini
Lors de la dernière journée de l’exposition, l’ensemble des feuilles produites durant la performance se sont retrouvées sur la tablette. Le public a donc pu se promener dans la galerie et découvrir l’ensemble des fragments de cette réécriture. On y a découvert de l’écriture manuscrite, bien évidemment, mais aussi de la poésie visuelle, des calligrammes, des jeux de mise en page et de perturbation sémantique, de la calligraphie, du dessin, etc. Durant la journée, les feuillets de textes étaient relus au public par leurs auteurs, puis agrafés dans un livre. Ce nouvel ouvrage, très bricolé et difficilement lisible, devient un «livre monstre». Le principe du livre monstre revendiqué par le collectif vient mettre en évidence la déviation de ce livre par rapport à la norme d’usage et au livre «normal». Au centre de la salle principale de la galerie, on pouvait voir une table où la production du livre monstre se faisait. Deux autres tables étaient là; la première offrait au public la lecture des livres de Pessoa, tandis que la deuxième proposait les autres livres et documents ayant servis de matière première pour la réécriture.
Jusqu’à la fin, l’expérience de cette exposition-performance mettait en parallèle l’acte de lire et l’acte d’écrire. Cette disposition du dernier jour semblait amener plus de gens à feuilleter les ouvrages que l’espace «bibliothèque» du hall d’entrée qui était en place pendant la durée de l’exposition. L’importance du rôle d’un espace avec des tables et des chaises libres pour encourager la lecture était donc mise en évidence. D’autre part, les divers feuillets «ratés» formaient une constellation de boules de papier de couleurs sur le sol. Ces artefacts du processus d’écriture contribuaient à transformer celui-ci en performance, à mettre en lumière le caractère hautement symbolique du manuscrit, et ce, qu’il soit raté ou non. En fin de compte, l’objet final qu’est le livre monstre n’est peut-être pas le cœur de cette exposition-performance, mais il offre, très certainement, une conclusion amusante pour clore une performance qui peut sembler, au premier abord, plutôt difficile d’approche. Pour vivre pleinement l’aventure à laquelle nous conviait le titre, il fallait absolument se laisser prendre au jeu, accepter les temps mort et l’incertitude.
L’exposition-performance de PME-ART Adventure can be found anywhere, même dans la mélancolie a eu lieu du 24 octobre au 1er novembre 2014 à la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia dans le cadre du Festival ActOral (Marseille/Montréal). Le vernissage était le 23 octobre 2014 et l’événement de clôture le 1er novembre 2014.
Article par Yan St-Onge. Doctorant en sémiologie à l’UQAM / Son projet de thèse porte sur la sémiotique et l’esthétique de la poésie-performance / Spécialiste en rien / Artiste / Poète / Performeur.