Bon. Je dois trouver les mots justes pour rendre justice à ce qui a été un des moments les plus intenses, heureux et agréables de ma vie de spectateur. Avec Face au mur, Hubert Colas nous prouve que l’expression anglaise «less is more» a encore lieu d’être.
Tout d’abord, le spectacle s’intitule Face au mur. Il est aisé d’avoir l’impression, par ailleurs fausse, que seul le texte Face au mur est présenté. En tant que tel, ce spectacle est un triptyque acide, d’un humour très retors et jubilatoire. Les trois textes qui le composent parlent de l’apparence, de la consommation massive et d’une violence devenue, à tort, divertissement.

Le texte Ciel bleu ciel nous raconte l’histoire d’une mère dont l’enfant s’enferme et commence à entendre une voix doucereuse et vaguement inquiétante. Dans Face au mur, il est question d’un homme tout à fait «normal» qui se livre à une tuerie dans une école, condamnant ainsi quatre enfants à mourir d’une balle dans la tête (sans oublier la secrétaire et le maître d’école). La dernière courte pièce, Tout va mieux, présente une maison dont les armoires et les étagères contiennent à la fois Paris, l’île de Manhattan, un lac de montagne et d’autres éléments hétéroclites et improbables. Les murs de cette demeure protègent son occupant du monde extérieur dangereux où le confort n’a pas sa place.
Lorsqu’il entre dans la grande salle de l’Usine C, le spectateur aperçoit tout d’abord un cyclorama et une masse de ballons opaques blancs – non, correction –, un océan de ballons blancs qui reposent sur le sol comme la brume du littoral. Les ballons réfléchissent la lumière bleue projetée. Les contours du cyclorama sont flous et indistincts. «Aérien», «élégant»: ces mots viennent à l’esprit.

Au centre, un homme vêtu sobrement, à l’air neutre mais grave, tient un pistolet dans sa main. Il est debout, immobile face au public qui entre en salle. Il nous fixe comme l’assassin s’apprêtant à tirer sur les élèves. Ces élèves, qui entrent en masse comme si de rien n’était, ne remarquent même pas le pistolet, probablement blasés par toutes les représentations cinématographiques et vidéoludiques de boucheries armées.
Le début du spectacle vient rétablir la menace. Le regard carabiné de l’acteur ainsi que l’univers sonore électronique très froid et de plus en plus fort inspirent chez le spectateur un sentiment d’angoisse, d’horreur, d’effroi même. La tension redescend ensuite drastiquement avec l’extinction du son et le changement subtil de l’éclairage qui agissent physiquement sur le spectateur comme un choc thermique. Entre chacune des trois parties, les transitions s’opèrent très lentement, comme si la mort, qui rampe vers nous, se donnait à voir avant de nous engloutir. À la manière d’intermèdes, chacune d’entre elles contient certaines variations notables dans son développement.
Avant chacun des actes, l’acteur, celui qui était présent au début du spectacle, procède dans un style neutre à une récitation didascalique: titre, lieu, temps et nombre d’acteurs. Les trois parties du spectacle se différencient des intermèdes. Le ton y est beaucoup plus léger, badin. Toutes les situations violentes, troublantes et dérangeantes se trouvent allégées par l’humour et le plaisir que prennent les figures-personnages à dévorer leurs mots, à nous communiquer les histoires. Le propos n’est jamais lourd: il est toujours puissant sans toutefois nous écraser.
Les cinq interprètes sont très convaincants et maîtrisent tout ce qui touche à la diction, au rythme et au ton. Il n’y a pas de place pour l’émotion, leurs réactions étant identiques à celles d’une programmation d’automate. Pourtant, nous sommes persuadés qu’ils improvisent, que rien n’est prévu. La programmation est parfaite : Mathieu Montanier, Isabelle Mouchard, Thierry Raynaud, Frédéric Schulz-Richard et Manuel Vallade, devant vous, je m’incline.
La force du spectacle réside dans la capacité à montrer, avec grâce et humour, l’état de passivité de nos sociétés: passivité face à la violence, au gaspillage et à la consommation. L’effet de déréalisation de la scène, de la psychologie et des rapports humains reflète la déréalisation de notre rapport au monde dans une société hypermédiatisée. Plus rien ne semble réel, tout semble filtré. La profondeur psychologique est remplacée par le paraître physique et le désir de posséder. Tous sont des surfaces sans volume et sans relief. On pense à l’image projetée d’une «photographie du bonheur» où les personnages photographiés deviennent peu à peu des silhouettes noires sur fond blanc.
Plusieurs ballons éclatent aléatoirement pendant la représentation, ce qui crée (magie) une très belle représentation du caractère aléatoire de nos vies. On peut également y voir une métaphore des divers éclatements sauvages d’individus poussés au carnage, éclatements que les médias banalisent et rendent invisibles. La violence devient comme une larme dans un fleuve. La surenchère médiatique de la violence fait en sorte que, comme lorsqu’un ballon éclate durant le spectacle, on s’y attarde un instant de façon distraite pour ensuite se détourner comme si rien ne s’était passé.

Pardonnez l’absence de points négatifs dans ce papier. Il n’est pas dans mon habitude de n’avoir absolument aucune critique à formuler à propos d’un spectacle. L’habitude fait en sorte que mes jugements sont généralement plus négatifs qu’autrement. Ce cas-ci est une de ces exceptions que je voudrais être la règle.
Trop rares sont les plaisirs de cet ordre, plaisirs jubilatoires dont on sait qu’ils vont laisser une trace dans notre mémoire. Ce spectacle fait partie de ceux qui ne sont pas «de consommation». Il ne s’agit pas de bouillon de théâtre, mais presque d’une fête. Il ne saurait être dit autre chose que ce qui suit : allez, courez, non, volez vers ce spectacle d’une immense qualité et investissez aveuglément vos deniers. Vous en serez fort bien récompensés.
And most of all: have fun!
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Face au mur de Martin Crimp, est présenté du 23 au 25 janvier à l’Usine C. M.E.S d’Hubert Colas.
Article par William Durbau. Étudiant à la maîtrise en théâtre, il s’intéresse principalement à l’image (plus particulièrement à l’iconologie), à l’écriture du monstre et à sa mise en scène. Il s’intéresse également à la danse et à la performance. Il lit W.J.T. Mitchell, Paul Ardenne, Giorgio Agamben, et plusieurs autres.