J’ai rarement eu l’occasion d’apprécier, au théâtre, une plume québécoise aussi virtuose, aussi incisive que celle d’Olivier Kemeid. Il me paraît nécessaire de souligner la poésie de ses textes et la profondeur avec laquelle ceux-ci abordent des thématiques réputées difficiles à traiter sur une scène. Surtout dans un contexte où si peu arrivent à le faire avec une force et une ambition comparable. Après Moi, dans les ruines rouges du siècle, pièce présentée l’an dernier au Théâtre d’Aujourd’hui, les attentes vis-à-vis de la nouvelle création de Kemeid étaient de taille. Rassurons tout de suite l’auteur, il est impossible d’être déçu par Furieux et désespérés qui prenait l’affiche la semaine dernière, également au Théâtre d’Aujourd’hui.
Dans la veine d’un Mouawad qui s’intéresserait moins à la grande tragédie, Kemeid ranime la puissance d’un texte qui possède une intensité semblable, sur scène comme à la lecture. En s’intéressant au Printemps arabe, le dramaturge s’attaque à une thématique aussi dense qu’abondamment traitée. Il aurait été facile de tomber dans la redite et de souligner ce qui est déjà inscrit en gras. Rien de tout cela n’arrive pourtant. Kemeid réussit à aller chercher l’angle à la fois personnel et universel que lui a inspiré l’histoire d’exil de sa propre famille, ainsi qu’un récent voyage en Égypte qui a pris les allures d’une énigme du retour. Malgré quelques faiblesses de passage dans la mise en scène (manque de recul d’un dramaturge mettant lui-même en scène sa pièce?) et dans le jeu de certains interprètes, on se retrouve en présence de l’un des textes les plus marquants de la saison théâtrale.

Inspiré du Printemps arabe, de l’exil familial de la famille chrétienne-égyptienne des Kemeid et d’un voyage en Égypte de l’auteur réalisé en 2008, Furieux et désespérés s’intéresse autant à l’exil qu’à ceux qui restent, malgré tout. Mathieu (Maxim Gaudette) est né au Québec suite à l’exil de son père en 1952, alors que l’aristocratie chrétienne d’Égypte était chassée par une violente révolution. 50 ans plus tard, dans le but de renouer avec ses racines, Mathieu entame un voyage d’agrément en Égypte, au cœur des grands remous que l’on connaît. Hébergé chez Béatrice (Marie-Thérèse Fortin), la cousine de son père, il se retrouve pris entre deux feux. D’un côté, la haine du monde arabe et du pouvoir parfois violent de la rue, représentée par Béatrice. De l’autre, la fille de Béatrice, Nora (Émilie Bibeau) qui reproche à Mathieu sa mentalité de touriste qui ne pense qu’à visiter son pays d’origine alors que la révolte gronde. Doit-il se battre aux côtés de ceux qui sont restés, qui ont tant souffert, au risque d’être séquestré, torturé ou tué par les sbires du régime? N’est-il réellement qu’un étranger? Est-ce un combat qu’il lui revient de mener? S’il semble facile de garder ses distances au début, la colère de Nora (chrétienne) et la main tendue de son copain musulman Eryan (Mani Soleymanlou) ne tardent pas à le plonger dans un profond dilemme moral dans lequel le spectateur n’a pas le choix de lui-même se questionner. Les questions de l’identité, des guerres de croyances et de la rivalité père-fils, traversent également ce récit de près de deux heures.

Sur une scène remplie par une imposante structure de blocs de carton, admirablement transformée tout au long du spectacle par des jeux de lumière, se déroule une révolution. Ce décor, ne permettant pas de se situer de façon réaliste, oblige le spectateur à se concentrer sur les environnements sonores et lumineux créés par Philippe Brault et Étienne Boucher. Ces éléments, très réussis, projettent le spectateur au cœur de l’action, autant auprès de la foule que dans une prison ou un appartement. La mise en scène souffre certes de quelques maladresses (une scène de poursuite trop longue ou celle des jeunes dansant ridiculement dans la rue), mais elle reste dans l’ensemble très efficace et rythmée. Maxim Gaudette, dans le rôle central offre une performance respectable malgré quelques écarts du registre de la langue, passant du français international au québécois, ce qui occasionne quelques faiblesses dans l’interprétation. Émilie Bibeau semble en faire parfois un peu trop, ce qui ne l’empêche pas non plus d’être assez juste. On notera cependant la grandeur du jeu de Mani Soleymanlou, se démarquant clairement des autres. Mes derniers compliments vont à Denis Gravereaux, dans les rôles de soutien du père, du chauffeur de taxi et du milicien, qui malgré le peu de temps de scène cumulé, épate par les différents registres maîtrisés. Malgré quelques petits bémols, on ne peut que s’incliner devant une production d’un tel calibre et la puissance des mots de Kemeid. Des mots de liberté et de révolte qui doivent continuer de résonner, en Égypte comme au Québec.
* *
Furieux et désespérés d’Olivier Kemeid, présenté au Théâtre d’Aujourd’hui du 19 février au 16 mars. M.E.S. Olivier Kemeid.