Malgré la pandémie qui a forcé l’annulation de plusieurs événements culturels et médiatiques, Fantasia nous revient cette année dans un format virtuel qui nous permet de troquer le soda pour le Chardonnay, les jeans pour les pantalons de pyjama et les miaulements caractéristiques du début d’une projection par le doux ronron d’un chat endormi à proximité sur votre sofa. Oui, on s’ennuie des rires, des applaudissements qui nous donnent l’impression d’appartenir à une belle communauté de geeks du cinéma de genre, mais on salue tout de même la volonté de Fantasia d’assouvir notre soif d’étrangeté, et ce, malgré le monde qui s’effondre lentement autour de nous. Dans ce premier article, Audrey dépose sa coupe (vide, de toute manière) pour vous parler de quatre films ayant retenu son attention. Un coup de cœur et trois autres films.
Feels good man, Arthur Jones, États-Unis, 2020.
Premier long métrage pour l’artiste et journaliste Américain Arthur Jones, Feels Good Man est un documentaire s’intéressant à la folle dérive d’un meme dans les méandres du web. Créée en 2005 par l’artiste bédéiste Matt Furie, Pepe the frog était au départ l’un des protagonistes de la bande dessinée Boy’s Club suivant la vie post-collégiale de quatre stoners aussi paresseux qu’attachants. Pepe the frog est alors passée de simple avatar d’un mode de vie hédoniste et décomplexé à égérie des groupes haineux de la alt-right. Une odyssée aussi étrange que terrifiante qui en dit long sur le respect de la propriété intellectuelle, les dérives de la fan culture et l’influence qu’exerce le web sur notre réalité quotidienne.
Lors du premier acte du documentaire, nous rencontrons Matt Furie, l’homme derrière le meme. Sorte de grand enfant aussi naïf que sympathique, Furie est un artiste talentueux dont l’erreur première est d’avoir perçu l’Internet comme un puissant outil de diffusion lui permettant de faire connaître son art à un public plus large que celui, plutôt limité, des initiés du comic book indépendant. Si l’artiste est d’abord aussi étonné qu’émerveillé par le succès que rencontre Pepe et son fameux Feels good man sur MySpace (vous êtes les bienvenues, pour ce moment de nostalgie), il est rapidement dépassé par les événements lorsque la grenouille aux lèvres pulpeuses se voit cooptée par les trolls habitant les bas-fonds de l’Internet.
Commence alors la descente aux enfers de Pepe. Soucieux de faire preuve d’objectivité, Jones inclus des entrevues avec des figures de la alt-right telles que des utilisateurs de 4chan, ainsi qu’un ancien membre de la campagne électorale d’un certain président aux allures aussi cartoonesques que les créations de Furie. S’identifiant lui-même comme un loser habitant dans le sous-sol de la maison parentale, un utilisateur de 4chan révèle que s’il n’avait aucune idée de la provenance de l’amphibien qu’il affectionne tant, il s’est reconnu dans la mine tristounette de celui-ci. Ainsi, c’est à la fois la simplicité et l’efficacité du design de Furie qui ont fait de Pepe une icône mûre pour la réappropriation par les pires éléments du web. Si ceux-ci adoptent l’image comme symbole de leur vision nihiliste du monde, ils seront pris de rage lorsque Pepe fera surface dans des espaces plus mainstream (par exemple, les comptes Twitter des pop stars Katy Perry et Nicki Minaj). C’est dans un souci de se réapproprier l’icône que les utilisateurs de 4chan s’emploieront à pervertir Pepe à grands coups d’uniformes SS et de caricatures racistes.
En périphérie de ce maelström virtuel, nous retrouvons Furie, dépossédé à la fois de sa création et de la candeur qui le caractérisait au début du film. Questionné quant à sa responsabilité face à la création de la swastika d’une nouvelle génération, Furie admet qu’il a attendu beaucoup trop longtemps avant de faire appel à une équipe d’avocats dans un souci d’éviter la dérive catastrophique à laquelle il se retrouve aujourd’hui confronté. Victime de menaces de mort et coincé avec de la marchandise à l’effigie de Pepe qu’il refuse de voir portée par des membres de l’extrême droite, Furie est un exemple parmi tant d’autres d’artistes et de créateurs s’étant retrouvés les poings liés face à une légion de fans cherchant à s’approprier une œuvre et à en dicter la signification et ce, aux dépens de la liberté créative des artistes qui les produisent.
Loin de la vision réductrice qu’ont les médias grand public des groupes marginaux de 4chan et autres sites où prolifère la haine sous tous ses avatars (racisme, misogynie, homophobie, etc.), Arthur Jones démontre la puissance réelle de ces désaffranchis.Ridiculisés par la gauche, ces derniers se sont ralliés derrière la figure de Pepe et ont changé le paysage politique américain pour les prochaines années à venir. Porté par des séquences animées hallucinogènes qui feront connaître l’art de Furie aux non-initiés, Feels good man est un documentaire plus que nécessaire pour comprendre les profonds changements apportés à la culture web lors de la dernière décennie.
Lapsis, Noah Hutton, États-Unis, 2020.
Avec le succès remporté par des films tels que Parasite, Joker et Knives Out au cours de la dernière année, ainsi qu’avec l’incertitude économique provoquée par la lente érosion de la classe moyenne au profit du top 1%, il ne faudra guère s’étonner de l’apparition de plus en plus fréquente des thèmes de la domination de l’homme par l’homme et de la lutte des classes au cinéma. À mi-chemin entre satire et science-fiction spéculative, Lapsis entre certes dans cette catégorie. Proposant une critique acerbe de la gig economy et de notre désir de dépassement, tant humain que technologique, le premier long métrage de l’américain Noah Hutton est une œuvre certes originale mais légèrement inégale.
Ray (Dean Imperial, attachant malgré son look de gangster de bas étage) travaille comme livreur de bagage égaré afin d’amasser assez d’argent pour les traitements de son frère Jamie (Babe Howard), terrassé par l’omnia, une maladie provoquant chez sa victime un manque d’énergie et une profonde apathie. Réfractaire aux nouveaux développements technologiques, Ray se rend éventuellement à l’évidence que son inertie est directement responsable de ses échecs tant sur le plan personnel que professionnel. Il s’intéresse donc à la technologie Quantum, un réseau qui surpasse le 5G (entendez-vous? La levée de boucliers de milliers de conspirationnistes) et qui creuse un ravin de plus en plus profond entre les puissants de ce monde et la simple populace. Semblant se dérouler dans un présent parallèle, les éléments mis en place par Hutton semblent à la fois éloignés et rapprochés de notre propre réalité. Prenant pour point de départ la cupidité propre à la Silicon Valley, et l’accès à la technologie comme un droit humain et non un privilège, Lapsis incorpore des débats actuels sans que ceux-ci semblent plaqués, ajoutés pour donner un air de vraisemblance au long métrage. Le monde créé par Hutton est tangible et les anxiétés qui y règnent miroitent celles des spectateurs et spectatrices.
Voyant en la montée en popularité du quantum une opportunité d’obtenir les fonds nécessaires pour que son frère soit admis dans une clinique spécialisée vantant un traitement quasi miraculeux contre l’omnia, Ray obtient l’aide d’un ami afin de devenir un « câbleur ». Autre invention de Hutton, le câblage consiste en un side gig où des travailleurs contractuels s’aventurent dans des parcs nationaux, devenus la propriété exclusive d’une compagnie de télécommunication, armés de câbles servant à connecter les usagers du quantum à d’immenses rooters cubiques. Abandonnant leur identité au profit d’un pseudonyme (Beeftech Lapsis dans le cas de Ray), les câbleurs sont traqués par des GPS qui leur dicte la route à suivre, leurs moments de repos et débite des slogans visant à motiver les troupes: «Challenge your status quo!». Rares et plutôt courts, ces moments de repos sont également un pari risqué à prendre pour les câbleurs qui peuvent alors de se faire dépasser par un robot câbleur qui leur subtilise à la fois route et salaire. Ces conditions de travail médiocres ne sont par ailleurs pas sans faire écho à celles des commis d’entrepôt Amazon, au salaire minimum non garanti à la UBER, à une mentalité sectaire à la Young Essential Livings et à la menace de l’automation ; le monde futuriste que construit Hutton est franchement too close for comfort de celui au sein duquel notre génération tente de survivre.
Si nous saluons la créativité de Hutton, le film se voit toutefois gâché par une fin bâclée qui arrive beaucoup trop rapidement et laisse le spectateur dubitatif, hébété. Qu’on s’entende, j’adore les fins ouvertes : l’impression qu’un film continue de vivre avec moi longtemps après le visionnement et l’opportunité que nous offre un créateur de bâtir notre propre vision d’un futur possible pour les protagonistes de l’œuvre. Dans le cas de Lapsis, la fin n’est pas ouverte, elle est tout simplement inexistante et arrive tandis que s’annonce le conflit principal du récit, soit la rébellion des travailleurs. Certes, Ray n’est qu’un seul homme face à des forces qui le dépassent et il serait naïf de croire qu’à lui seul, il parviendrait à renverser l’ordre des choses. Tout de même, on aurait préféré que Hutton s’accorde un peu plus de temps et de moyens pour développer une vision aussi lourde d’actualité que de potentiel.
Climate of the Hunter, Mickey Reece, États-Unis, 2019.
À mi-chemin entre le Season of the Witch de Romero et le Woman Under the Influence de Cassavetes, Climate of the Hunter est un hommage somptueux au cinéma de genre des années 1970. 27e long-métrage de l’Américain Mickey Reece (vous avez bien lu, 27), Climate of the Hunter transcende la tendance récente à la rétromanie pour plutôt exprimer un amour décomplexé du cinéma de genre et nous livrer un récit où la vie émotionnelle des femmes matures est enfin mise à l’honneur.
Vivant une vie solitaire et paisible dans un chalet au cœur de la forêt de l’Oklahoma, Alma (Ginger Gilmartin, magnifique) est une artiste qui partage son temps entre fumer des joints seule chez elle, fumer des joints seule au parc et fumer des joints chez son inquiétant voisin BJ Beaver (Jacob Ryan Snovel). Le long fleuve tranquille (et brumeux) de son existence sera perturbé par l’arrivée de sa sœur cadette Elizabeth (Mary Buss, aussi straight que sa chevelure) et de Wesley (Ben Hall, qui semble mû par un désir de rendre hommage au mythique Vincent Price), ami d’enfance devenu écrivain et globe-trotter qui fait un retour aussi soudain qu’étonnant en Oklahoma à la suite de l’internement de son épouse. Si Alma et Elisabeth sont d’abord profondément entichées du charismatique Wesley, Alma remarque rapidement que quelque chose cloche chez son ami de longue date et, aussitôt, le film s’emploie à plonger le spectateur au cœur de l’énigme Wesley. En effet, l’écrivain solitaire n’apparaît qu’une fois le soleil couché, il fait une réaction allergique sévère après avoir ingéré de l’ail… serait-il un vampire? Dans des séquences hypnotiques empruntant autant au cinéma d’Argento que de Murnau, nous assistons à la déchéance psychologique du personnage d’Alma, alimentée par la paranoïa de BJ et le manque de soutien de son entourage formé par Elisabeth et sa fille, Rose (Danielle Evon Ploeger).
Si l’on admire les images et la volonté de Reece de créer sa propre mythologie déjantée dans cette dramédie à la fois sombre et érotique et que l’on salue son recours à des actrices plus âgées pour interpréter sa vision, certaines questions demeurent. Par exemple, le pastiche seventies est-il une excuse pour recourir à des thèmes éculés, tel que la femme hystérique menaçant l’équilibre du quotidien de son entourage? Tandis que l’on s’évertue à produire des représentations plus positives de personnages aux prises avec des troubles de santé mentale, quelle est la responsabilité des œuvres à saveur rétro qui désirent s’attaquer à ce même thème? Le cinéma d’horreur ayant déjà une longue tradition de représentations négatives de troubles de santé mentale, particulièrement chez les femmes et autres individus généralement marginalisés, la rétromanie serait une tendance admirable si elle s’évertuait à subvertir ces thèmes désormais dépassés plutôt que de les reproduire à l’infini.
Pour une représentation plus fine et sensible de la maladie mentale et des protagonistes féminines aussi fortes que complexes, on ira plutôt du côté des Midsommar et Hereditary d’Ari Aster. Pour les fans de vampires, de poésie baudelairienne, de velours et d’aspic aux couleurs douteuses, Climate of the Hunter est un film qui vous habitera longtemps et vous laissera avec une vague envie de fouiner dans un Village des Valeurs à la recherche du parfait caftan pour errer autour de votre chalet lors de votre prochain week-end en périphérie de la ville.
Fried Barry, Ryan Kruger, Afrique du Sud, 2020.
Adapté du court métrage psychédélique du même nom, Fried Barry est un insecte étrange situé quelque part entre un vidéoclip d’Aphex Twins, le Gummo de Harmony Korine et le Natural Born Killers d’Oliver Stone, le tout maintenu ensemble par un clin d’œil au E.T. de Spielberg. Restez avec moi, je vous prie.
On ne passera pas par quatre chemins, le protagoniste de Fried Barry (interprété par un Gary Green aussi énergique que son faciès est élastique) est une ordure. Junkie, père pitoyable, bully auprès des autres drogués qui lui doivent de l’argent, Barry nous entraîne à sa suite dans les bas-fonds d’un Cape Town à l’image de notre protagoniste: abject, en pleine déchéance et peu fréquentable. Au cours d’un trip d’héroïne, Barry sera pris en otage puis possédé par des extraterrestres qui se serviront de son corps pour faire l’expérience du nightlife sud-africain et de tous ses excès. Ici, on peut penser au Thomas Jerome Newton (interprété par David Bowie) du Man Who Fell to Earth, cette fois-ci dénué de mission ou d’objectif précis et qui passerait direct à l’hédonisme d’un mode de vie alimenté par la drogue et la sexualité.
Si le premier acte du film nous saisit à la gorge avec des séquences psychédéliques, aussi hallucinogènes qu’elles sont horrifiques, on peut lire dans cette parade d’excès une critique de notre société contemporaine qui s’évertue à engourdir à tout prix son angoisse existentielle par la consommation, tant de produits marchands que de substances illicites. Par ailleurs, une séquence particulièrement marquante confronte le Barry possédé à un jeune homme mortellement blessé. Impassible, Barry pose un casque d’écoute crachant un beat techno sur la tête du mourant et poursuit sa quête. La vie n’est pas faite pour être affrontée, elle doit être évitée à tout prix.
Malgré sa volonté de maintenir le spectateur au bout de son siège, Fried Barry s’essouffle rapidement et donne l’impression d’une proie prise au piège et prête à balancer tout et n’importe quoi au visage de son géôlier pour s’en libérer. Duel à la tronçonneuse opposant Barry à un sans-abri psychopathe et pédophile, scatophilie, mitraillettes, homme adulte nourri au sein par une travailleuse du sexe: on est rapidement épuisés par Kruger qui cherche encore et encore une nouvelle image choquante qui ne provoque, au final, qu’un ennui profond et un questionnement quant à notre motivation à terminer ce film. Comme d’autres longs métrages hallucinogènes à la Enter the Void ou même à la Holy Mountain de Jodorowsky, Fried Barry est l’un de ces films où l’expérience sensorielle prime sur la volonté de raconter.
Ce qui choque, c’est plutôt qu’une vision aussi dépassée qu’immature persiste et bénéficie d’une immense tribune en 2020. En cherchant à dénoncer une Afrique du Sud qui peine à panser ses plaies plusieurs décennies après l’Apartheid, Kruger reprend des tropes que l’on préférerait retirés du paysage cinématographique une fois pour toutes: des personnages féminins aussi rares qu’ils sont unidimensionnels, ayant pour unique motivation celle de séduire les protagonistes masculins; un corps féminin employé comme vulgaire incubateur par une forme de vie extraterrestre; des personnages queer violemment assassinés après avoir menacé la précieuse virilité de notre protagoniste. Si la critique produit exactement les mêmes victimes que le système qu’elle cherche à dénoncer, nous devons en interroger non seulement l’utilité, mais également la pertinence.
Restez à l’affût pour la deuxième partie de notre couverture de l’édition 2020 du festival Fantasia.