Bien plus que le retour triomphal de Luc Picard sur les planches, c’est d’abord le curieux titre de la pièce de Michael Mackenzie qui m’a poussé à aller voir Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël. Mais qu’est-ce que cet interminable titre pouvait-il bien vouloir dire? Je n’allais pas tarder à apprendre sa puissante signification au terme d’une crise économique d’envergure ramenée à une durée d’une heure trente. Pas la peine de me supplier, je ne révélerai pas la solution à cette belle énigme en ces pages. Encore une fois, il vous reviendra la lourde tâche d’aller comprendre par vous même.
Avec Marc Beaupré à la mise en scène de cette œuvre, on pouvait s’attendre à tout et à rien à la fois. Plusieurs d’entre vous se souviendront certainement des moutures post-modernes de plusieurs classiques qu’il nous avait proposés (Caligula (remix) et Dom Juan_ uncensored). Celles-ci avaient agréablement su diviser la critique entre partisans inconditionnels et opposants farouches. Peu adepte de ces expérimentations hasardeuses, je m’étais rangé du côté de ces derniers tout en reconnaissant l’inventivité de Beaupré. Si l’ordre n’arrivait pas à régner sur ses propositions, il fallait cependant en accepter le courage. Avec Instructions pour un éventuel…, on dirait bien que notre homme s’est un peu calmé sans pour autant délaisser l’originalité de certains de ses choix scéniques. L’ensemble paraît plus maîtrisé, sait d’où il vient et où il va. On ne peut que se réjouir de cette plus grande sobriété qui laisse beaucoup plus de chance à un texte génial de se faire entendre et comprendre.
Car dans l’oeuvre de Mackenzie, admirablement traduite par Alexis Martin, on ne peut qu’admettre la place prépondérante des mots et des idées. Comment faire autrement puisque l’on parle ici principalement d’économie? Aussitôt les premiers mots prononcés, on comprend qu’il ne sera pas question d’idées vagues ou de lieux communs concernant la crise économique. Mackenzie sait très bien de quoi il parle et sa compréhension du système derrière l’effondrement de 2008 est à des lieux des analyses de surface auxquelles on nous a habitués. Dans un vaste bureau que l’on imagine situé dans le plus haut étage du plus haut gratte-ciel, un homme qui imagine encore s’être fait lui-même arpente incessamment sa forteresse imaginaire. Il vient tout juste d’apprendre la chute de Lehman Brothers, l’une des plus grandes banques d’investissement. Lui-même à la tête d’un fonds d’investissement à haut risque, il sait très bien que cet événement va provoquer un séisme financier d’une force inouï. Bien sapé, enchaînant les clopes comme pour chasser le malheur, il s’imagine peut-être encore qu’il va arriver à s’en tirer. Mais ce serait sans compter l’importance des révélations qu’est venue lui faire son ancienne éminence grise, tout juste sortie de l’hôpital.
Dès lors, l’intrigue parfaitement construite, va promener le spectateur dans une joute verbale oscillant constamment entre l’impact de la crise sur l’empire financier du patron et l’histoire qui lie ces deux êtres qui ont si peu en commun. Après de longues réflexions, j’ai toujours du mal à exprimer toute l’intelligence de la construction d’Instructions pour un éventuel… D’abord, il y a le choix des personnages et toute leur pertinence vis-à-vis le propos. En plaçant côte à côte l’homme plein d’assurance, qui se croit tout dû et la femme sociopathe qui perçoit le monde entier en chiffres, Mackenzie met en exergue les dysfonctionnements de nos rapports à l’autre, que l’on soit autiste ou simplement égoïste. En plaçant côte à côte la femme désintéressée et l’homme qui n’est qu’intérêt, Mackenzie illustre comment le talent des naïfs est utilisé par les sous-doués qui savent manipuler. Mais ce n’est là qu’une infime partie du génie que recèle la structure de cette pièce. Il n’y a qu’à voir la façon dont l’auteur nous plonge dans le chaos d’une économie que nous ne sommes d’abord par en moyen de comprendre pour ensuite nous guider progressivement jusqu’à la source de ses ratés. L’intrigue relationnelle suit parallèlement son cours jusqu’à sa propre révélation qui va tout balayer dans son sillage.
Luc Picard et Sophie Desmarais arrivent très bien à porter sur leurs épaules ce texte complexe. Malgré quelques imprécisions, tant dans son jeu physique que dans son élocution, on peut dire que Picard n’a pas perdu la main au cours de ces années passées devant les caméras. Sophie Desmarais, quant à elle, se révèle convaincante dans son apathie. En dehors de quelques choix de mise en scène trop soulignés à mon goût (il faut voir Luc Picard courir absurdement d’un bord à l’autre de la scène), Marc Beaupré s’en tire très bien, jouant avec la lumière en maître et minutant à la seconde près la durée du spectacle sur les murs latéraux. N’en déplaise à tout ce beau monde, la vedette ultime de ce spectacle reste indéniablement le texte de Mackenzie. Il ne serait donc pas étonnant qu’à l’issue de la saison, on nous annonce la victoire de cette œuvre au Prix auteur dramatique BMO Groupe financier. À moins, bien sûr, que les mécènes n’aient pris ombrage des quelques piques que Mackenzie leur a subtilement envoyées? Quoi qu’il en soit, on peut rêver du jour où une banque décernera un prix à une pièce qui s’emploie à dénoncer leurs agissements. Ce serait, comment dire, d’une sublime ironie.
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Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël de Michael Mackenzie, présenté du 8 octobre au 2 novembre au Théâtre d’Aujourd’hui. M.E.S. Marc Beaupré.