«Pourquoi ce qui était beau nous paraît-il rétrospectivement détérioré parce que cela dissimulait de vilaines vérités? Pourquoi le souvenir d’années de mariage heureux est-il gâché lorsque l’on découvre que, pendant tout ce temps-là, l’autre avait un amant? Parce qu’on ne saurait être heureux dans une situation pareille? Mais on était heureux! Parfois le souvenir n’est déjà plus fidèle au bonheur quand la fin fut douloureuse. Parce que le bonheur n’est pas vrai s’il ne dure pas éternellement? Parce que ne peut finir douloureusement que ce qui était douloureux, inconsciemment, et sans qu’on le sût?» 1
Stéphane Lépine, au cours de son préambule visant à replacer dans son contexte l’oeuvre lue par James Hyndman dans le cadre du premier rendez-vous des Éveils romanesques, présentait Le liseur comme le roman de l’éveil à la conscience, celui aussi de l’éveil à l’amour et à la sexualité. On ne saurait ici mieux dire. Assailli de questions sans réponses absolues, le lecteur-spectateur se retrouve plongé dans les pensées de Michaël Berg, historien du droit et alter ego de l’auteur Bernhard Schlink. En trois parties, chacune liée à un événement déterminant, le narrateur contemple sa vie depuis l’observatoire à la fois déformant et éclairant du souvenir. Pour des raisons de durée, le tandem littéraire du Quat’sous a décidé de s’en tenir à la première partie du roman. L’idée n’est pas mauvaise puisque la première chose que je me suis empressé de faire au sortir de la représentation a été d’acquérir un exemplaire du bouquin afin d’en achever la lecture. Mais revenons-en à cette première partie racontant une formidable rencontre entre un jeune homme de quinze ans et une femme de trente-cinq ans. Tout en sachant dès le départ que cette relation finira mal, il est impossible de ne pas plonger avec délice dans l’érotisme sublime des jeunes années, la passion irrépressible des premiers amours et la beauté de l’initiation tour à tour partagée. Si Hanna (la femme en question) devient rapidement l’initiatrice de Michaël en ce qui a trait à la volupté, les rôles ne tardent pas à s’inverser alors que le rituel de la lecture à haute voix s’installe dans la routine du couple atypique.
Si cette histoire d’amour se révèle particulièrement belle, elle ne constitue en aucun cas le seul sujet de ce roman. L’ampleur de l’oeuvre déploie lentement ses ailes lors de la première partie, s’envole majestueusement à la seconde et le vol plané que constitue la troisième semble éternel, même une fois le livre refermé. L’aspect hautement philosophique de ce livre ne se révèle seulement qu’au cours de la seconde partie, une fois que l’idylle a pris fin. Des années après cette relation qui ne cessera jamais d’obséder Michaël, celui-ci retrouve Hanna dans un contexte on ne peut moins propice à l’amour. Alors étudiant en droit, il participe à un séminaire portant sur les crimes nazis. Quelle n’est pas sa surprise de retrouver en cours d’assise, son ancienne amante au banc des accusés. Débute alors une longue introspection marquée par la honte et la responsabilité ressenties par les enfants de la génération ayant pris part à ces horreurs ou ne s’y étant pas opposé directement. L’histoire vécue avec Hanna se redessine peu à peu à l’aune de sa participation à ces crimes.
L’oeuvre de Schlink s’inscrit durablement dans la conscience du lecteur par sa profondeur, son style descriptif, analytique, presque froid, qui laisse suivre le mouvement chaotique des idées et leur relativité. Côté performance, rien à signaler sinon l’excellence qui parait être devenue la norme de cette formule simple et efficace, portée par ce lecteur d’exception qu’est Hyndman et cet immense amoureux des lettres qu’est Lépine. En somme, voici un excellent choix pour ouvrir une nouvelle saison d’Éveils romanesques ayant cette fois pris le pari d’une programmation plus contemporaine. À venir : Le blé en herbe de Colette (8 décembre), L’Année de l’éveil de Charles Juliet (30 mars) et Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais de Anne Hébert (4 mai). En cette Saison de la lecture, je ne vois pas de meilleure initiative pour inciter les récalcitrants à ouvrir un livre et à s’éveiller à l’art du roman.
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Le liseur de Bernhard Schlink a été lu par James Hyndman, le 3 novembre 2014 au Théâtre de Quat’sous dans le cadre de la série Éveils romanesques.