Thursday

15-05-2025 Vol 19

LABDIFF 6 – Victoria McKenzie & Camille Huang : le paradoxe de la douleur

Vous entrez. Il n’y a pas de sièges conventionnels, sinon des coussins et des chaises épars. Vous n’êtes pas dans une salle de spectacle : vous êtes dans un cocon. Chez Tangente, vous vous sentez accueilli·e différemment ; et heureusement. Toutes les conditions sont réunies pour que vous puissiez à votre tour accueillir les propositions de Victoria Mckenzie et Camille Huang, deux artistes de la relève en danse. Mais ce n’est pas seulement la configuration inhabituelle de la salle qui rend la de réception de l’œuvre féconde : le concept même du LABDIFF reconfigure l’expérience standard en art vivant. Ici, les artistes sont amenées à s’adresser directement au public, il leur est permis d’utiliser leur cellulaire sur scène, de contextualiser leur recherche, de trébucher et d’oser. À LABDIFF, l’erreur et l’audace sont permises dans le contexte de diffusion, notion rarissime et pourtant nécessaire.

La soirée s’ouvre avec la proposition de Victoria McKenzie. Des boîtes de pizza sont éparpillées sur scène et sur les sièges du public. Elle invite des volontaires à orchestrer une chorégraphie improvisée en ouvrant et fermant les boîtes, incluant les spectateur·ice·s dans sa performance avec un regard ludique. Puis, McKenzie demande de se faire ensevelir de boîtes de pizza. S’ensuit une chorégraphie minimaliste avec sa main qui se dégage de l’avalanche de boîtes qui la surplombe. Un tableau assez cocasse en ressort. La danseuse, habituellement attachée à une pratique de break usant d’une grande virtuosité physique, ose un nouveau chemin dans sa pratique qui s’avère viser juste. McKenzie, nouvellement mère, nous révèle une partie cachée du cycle de grossesse associée à la faim exorbitante. On saisit facilement la douleur et le poids que sévit son corps à travers la maternité par cette avalanche de boîtes symbolisant la lourdeur de sa souffrance. Elle propose une exposition de son intimité dans toute sa laideur et sa beauté, avec humour et interactivité. Chaque soir du LABDIFF, Victoria aura la chance de faire une expérience différente de sa création, rendant chaque représentation singulière. Après chaque soir de spectacle, les commissaires de Tangente animent une discussion dans laquelle le public est invité à répondre aux questions au nom de l’artiste. Ce concept pousse les spectateur·ice·s à se mettre dans la peau de la créatrice pour développer leur réflexion critique face à l’expérience qu’iels viennent de vivre. C’est aussi une façon de revisiter les codes des séances de questions post-spectacle. Nous retirant la possibilité de trouver des réponses à nos questions à travers la parole de l’artiste, cette forme d’échange inusité incite le public à formuler ses propres hypothèses à partir de sa subjectivité et de son esprit critique.

La deuxième partie de la soirée est marquée par l’entrée en scène colossale de Camille Huang, traversant la salle sur son tapis vert avec aplomb. Sa présence sur scène est d’une force irrévérencieuse. Inutile de regarder ailleurs : elle est là et notre regard s’offre pleinement à elle. On sent une urgence et une hostilité dans chacun de ses mouvements. Tantôt elle se cogne le corps sur un mur, tantôt elle se contorsionne avec des trépieds modulables qui la force à restreindre ses membres dans des espaces inconfortables. Une force interne la manipule dans cette suite d’actions d’une violence aiguisée. On voudrait la libérer de cette prison mouvante, de cette hystérie froide, mais nos sens sont accaparés par l’univers sonore qui dicte la partition chorégraphique. Des sons de langues qui cliquent, d’eau qui coule et un travail expérimental transforme notre expérience auditive en acouphène collectif. L’ensemble de ces éléments sensoriels font sentir au public qu’il n’est pas le bienvenu. Pourtant, l’interprète nous invite : en déambulant avec une poignée de cuillères qu’elle laisse tomber au sol ou qu’elle lance autour d’elle en nous regardant d’un air méfiant, le public comprend qu’il est à la fois reçu et menacé. Un paradoxe entre l’accueil et l’exclusion s’installe. Vers le milieu de l’acte, Camille Huang prend parole. D’abord en mandarin, puis en anglais, puis en français. Elle nous parle de sa mère chinoise, d’un mets qu’elle lui préparait alors qu’elle était toute jeune, de la charge du labeur de travailleuse immigrée et de mère qu’elle ressent à travers son corps transmis par trauma intergénérationel. À partir de cet instant, tout s’imbrique : on comprend d’où provient cette corporéité pleine de tension. On la voit sous l’angle de la douleur moins que de l’agression. L’artiste incarne la mémoire de sa mère en essuyant frénétiquement le sol avec une montagne de torchons. Elle l’incarne à travers une transe induite de spasmes et par la façon dont elle nous invite au repas. Le public comprend qu’il est étranger dans ce tableau qui le rapproche de la réalité immigrante. La pièce Slug Meal réussit habilement à nous faire ressentir la matérialité propre à cette histoire familiale. Elle s’infiltre par tous nos sens dans notre chair. Un réel tour de force. 

Pour les curieux·ses, le LABDIFF est un projet ponctuel dans la programmation de Tangente qui donne trois semaines de recherche créative à deux artistes de la relève qui présenteront le fruit de leur expérimentation sous forme de présentation publique. Cette forme de spectacle-laboratoire se veut intimiste dans le rapport entre artistes et public.

Une critique de Vincent Lacasse

Crédits photos: Sandra Lynn Bélanger et Claude Labrèche-Lemay

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM