Parler de documentaire revient souvent, voire revient, à mon avis, bien trop souvent, à parler de films relativement attendus dans leur approche et leur style. Cherchant avant tout à illustrer une réalité, à dénoncer un problème, à sensibiliser et mobiliser le spectateur devant des injustices qu’il ne connaît peut-être pas, le style vise ainsi souvent à offrir un message clair et définitif, à affecter le spectateur d’une manière spécifique et à devenir, par sa convenance et son habitude, quasiment invisible. Avec sa musique extradiégétique, ses entrevues à la caméra, ses images d’archive, sa voix hors champ et son récit hollywoodien, le documentaire devient un outil des plus puissants. Si ces documentaires sont, bien entendu, importants et nécessaires, sensibilisant le spectateur à des réalités qui le dépassent, le problème se situe toutefois, selon moi, dans le fait que le documentaire ne serait finalement que cela, ne pourrait finalement être autre chose.
Avec sa mission à mi-chemin entre la mobilisation politique et l’exploration artistique, les Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) ont, avec bonheur, encore une fois cette année, partagé plusieurs œuvres cherchant à aller au-delà de l’attendu. Voulant non pas seulement questionner une réalité donnée, mais bien questionner tout autant la manière de la représenter, de la mettre en scène et de la partager, ces documentaires en viennent à offrir des plateformes pour réfléchir le genre en lui-même et pour continuer à débroussailler le territoire, souvent trop restreint, qui lui est réservé. Parmi d’autres, les œuvres respectives de Nebojša Slijepčević, Srbenka (2018), d’Antoine Bourges, Fail to Appear (2017), et de Brian M. Cassidy et Melanie Shatzky, Interchange (2018), ont, lors de la dernière édition du festival, fait partie de ces quelques précieuses pièces. Entre le document, le documentaire, le théâtre, le tableau et la mise en scène, elles ont, chacune à leur manière, sensibilisé le spectateur attentif à des réalités actuelles tout en poussant le documentaire dans des lieux quelque peu décalés et en proposant un genre à la limite de celui qu’il est si facile d’attendre, encore aujourd’hui.
Couronné du prix « Doc Alliance » au Festival de Cannes 2018, du prix « Buyens-Chagoll » au Festival international de films documentaires Visions du réel et de plusieurs autres, Srbenka, deuxième long-métrage du cinéaste croate Nebojša Slijepčević, raconte l’histoire d’une troupe de théâtre croate menée par le controversé directeur théâtral Oliver Frljić qui se prépare pour la présentation publique de sa nouvelle pièce. Ancrée dans la polémique et recevant des menaces des groupes d’extrême droite du pays, la pièce revient sur la mort sordide et litigieuse (en ce qu’aucun des bourreaux n’a jamais été accusé du crime) d’Alexandra Zec, une jeune fille serbe, âgée de douze ans, qui, en décembre 1991, au début de la guerre serbo-croate, a été froidement enlevée et exécutée de six balles dans la tête. Construisant presque entièrement son récit dans le lieu clos du théâtre avec sa scène tapissée de noir, son éclairage franc pointant les corps et les visages, sa salle remplie de bancs où la figure du spectateur plane constamment et se trouve parfois habitée par les comédiens et avec ses loges froides, où les sujets peuvent se rendre et se retrouver seuls avec eux-mêmes, le film offre une incursion intime dans l’approche théâtrale du directeur et dans la psychologie de ceux et celles qui participent à cette performance, voire à cette expérience. Si les comédiens et comédiennes ont volontairement accepté de participer à cette pièce, il est clair qu’ils et elles ne pouvaient se préparer entièrement à ce qui les attendait. En effet, l’approche violente et dure du directeur, poussant chaque comédien à entrer au plus profond de lui-même, à crier, à débattre et à exprimer, avec force, tout ce qu’il peut penser et ressentir devant la mort devenue historique de cette jeune fille en vient rapidement à transformer les répétitions en des séances de psychothérapie collective. Bien que tout le monde s’entende pour dire que cette mort était des plus gratuites et des plus horribles, affectant le pays à jamais, le symbolisme de celle-ci est alors loin de mener à un consensus. Qui devons-nous blâmer pour cette mort? Qu’a-t-elle entrainé? Comment aurions-nous pu l’éviter? À travers les témoignages, les cris, les pleurs, les douleurs et les mots offerts par les acteurs et le directeur, un portrait des plus complexes et des plus tristes du pays se construit: aujourd’hui, à peine quelques décennies après le début de la guerre, le pays est toujours aussi déchiré, ses blessures sont toujours aussi vives et les tensions interraciales, rongeant jusqu’en son centre la population, ne se sont toujours pas atténuées.
C’est donc en s’intéressant aux conflits, aux débats et aux commentaires émergeant de la préparation de cette pièce que l’œuvre de Slijepčević cherche à explorer beaucoup plus: à explorer l’état d’un pays et d’une société, voire d’un milieu ancré dans le temps présent. Ce regard attentif et critique sur le présent prend alors une tournure des plus puissantes, une tournure qui vient libérer tout ce que Srbenka cherche à explorer, lorsque le récit en vient soudainement à délaisser la turbulence des performances pour s’intéresser plus spécialement à l’histoire personnelle d’une jeune comédienne: une petite fille du nom de Nina Batinić. Invitée, tout comme trois autres filles du même âge, à participer à la pièce, à jouer comme elle le souhaite son propre rôle, Nina se démarque de par sa gêne, son malaise et sa sensibilité. Alors qu’elle se fait demander son nom, la jeune fille répond: « Nina Batinić », alors qu’elle se fait demander son âge, elle affirme « douze ans », mais lorsqu’elle se fait demander si elle est Croate ou Serbe, Nina n’arrive à répondre. À travers une voix hors-champ offerte à la manière d’un secret pour elle-même, la jeune fille raconte se souvenir du moment où elle a appris, avec stupeur, qu’elle n’était pas Croate comme elle le pensait, mais bien Serbe. Ne sachant quel était le mot juste pour définir une femme d’ethnicité serbe, elle affirme avoir dit à sa mère: « Maman, suis-je une Srbenka? » et exprime avoir, depuis ce jour, toujours caché à ses camarades de classe sa réelle ethnicité, de peur de se faire intimider et humilier. Le conflit du film pivote, dès lors, se souciant non plus tellement de la tournure de la pièce, mais plutôt de la question des plus symboliques: mais qu’est-ce que Nina annoncera être son ethnicité lors de la première du spectacle? C’est sur cette réponse que le film se terminera. Réel tour de force, le documentaire de Nebojša Slijepčević propose, au final, une expérience poignante d’humanité, d’empathie, d’écoute et d’ouverture en cette ère où les tensions semblent avoir une grande facilité à grimper. Contre la violence et la rage du directeur de théâtre qui cherche à faire monter l’énergie des comédiens et à enflammer les spectateurs, la réalisation de Slijepčević cherche à offrir, quant à elle, un contrepoint. Captant davantage de regards que de discours, captant avec attention les moments intimes où les comédiens, le directeur, la jeune Nina et, finalement, l’auditoire présent lors de la première écoutent les témoignages et regardent les témoins, le film pousse à une expérience de distanciation où le spectateur, derrière l’écran, est avant tout invité à réfléchir. Puisant dans la figure de la mise en abîme où Nina, douze ans, devient l’incarnation actuelle d’Alexandra Zec, c’est ainsi que Srbenka se dévoile comme une grande œuvre, une œuvre qui illustre à quel point le passé n’est jamais très loin du présent et que rien ne nous protège jamais de répéter l’histoire et ses malheurs.
Quittant le théâtre, le symbolisme et la mise en abîme pour une approche quasi hyperréaliste où les plans longs marqués par une caméra fixe, les dialogues occasionnels et le montage ramené à son minimum peuvent engendrer l’impression d’être devant un miroir du réel, le premier long-métrage du cinéaste torontois Antoine Bourges, Fail to Appear (2017), s’intéresse, de son côté, à la réalité du système d’assistance sociale canadien. Présenté en première mondiale au Vancouver International Film Festival (VIFF), le film construit son récit autour de la rencontre forcée entre Isolde, une jeune diplômée en littérature qui débute dans le monde de l’assistance sociale et Eric, son premier client, un jeune homme qui, après avoir été accusé du vol à l’étalage de quelques petits appareils électroniques, fait face à sa réinsertion sociale. Construit en trois chapitres, offrant, tour à tour, un portait d’Isolde s’intégrant comme elle le peut dans son nouveau lieu de travail, un portrait d’Isolde et Eric contraints de se rencontrer et de tenter de communiquer, et, enfin, un portrait d’Eric, seul, de retour dans le sous-sol de ses parents, le film propose un récit rempli de subtilités et de non-dits où il n’est finalement pas si simple de définir, comprendre et entrer en dialogue avec autrui. Que ce soit au travers du personnage d’Isolde qui, avec sa gêne, son malaise apparent et son caractère intraverti, existe comme visiblement hors-norme au centre de la communauté qu’elle tente de pénétrer, ou que ce soit au travers du personnage d’Eric qui, bien que catégorisé comme criminel et bien que sensiblement inhospitalier, cache des troubles de santé mentale et une grande sensibilité au monde, à ses proches et à la musique, Fail to Appear construit ainsi un monde où le système, par sa nécessité à catégoriser, et où le sujet social, par sa nécessité à paraître devant l’autre, ne peuvent qu’échouer et passer à côté de l’essentiel.
Œuvre bâtie autour des notions du paraître, de la construction et du caché, le long-métrage d’Antoine Bourges se démarque en ce que, annoncé comme un docu-fiction, il cherche finalement à présenter un récit, une expérience visant à rester fidèle à une réalité sociale plus qu’à offrir un miroir du réel. Si son esthétique peut, dans l’univers du documentaire, laisser croire à un minimum de manipulation, celle-ci arrive, en fait, comme porteuse d’une tout autre signification. Ancrée dans l’univers de la fiction, cette esthétique existe, en ce sens, comme l’image même de la mise en scène, de la reconstruction et du récit scénarisé, image que Bourges explique avoir choisie au-delà du document de manière à faire face à la confidentialité du milieu qu’il cherchait à représenter. C’est donc à partir de nombreuses observations, recherches et rencontres que le cinéaste en est venu à choisir la reconstruction et le récit comme les meilleurs outils pour approcher au plus près de cette réalité, pour y être le plus fidèle possible. Sensible et empathique devant la réalité qu’il présente, Fail to Appear offre finalement au spectateur patient et attentif une belle expérience de rencontre avec l’autre, avec l’autre public comme l’autre privé. L’œuvre nous rappelle que le jugement, la catégorisation et les systèmes, aussi bénéfiques peuvent-ils chercher à être, n’empêchent pas la présence d’injustices et de discrimination. Sans pointer du doigt, elle cherche à rappeler que l’écoute, la rencontre, le dialogue et l’empathie, bien que difficiles à atteindre dans leur plénitude, restent toujours la voie vers laquelle nous nous devons d’aspirer. Par son contrôle excessif des personnages et des situations, contrôle offert par la fiction, le film arrive à partager son message et à bâtir une expérience affective puissante; or, du même coup, il perd, à mon avis, quelque peu cette force qu’offre le document, soit cette complexité, cette ambiguïté et cette incertitude qui habitent la réalité et la rendent incontrôlable. Une complexité, une ambiguïté et une incertitude qui obligent à aller au-delà des raccourcis, des normes et des systèmes.
Loin du caché et de l’apparence, c’est finalement avec une approche radicale et assurée que le dernier long-métrage (en date) des artistes et cinéastes montréalais Brian M. Cassidy et Melanie Shatzky, Interchange, propose un portrait original du social et du paysage à la nord-américaine montréalais, un portrait qui porte la signature riche et forte propre aux deux artistes. À la manière de tableaux ou de photographies en mouvement, le film, présenté en première mondiale dans la renommée section « Forum » du festival international des films de Berlin (Berlinale), se déploie comme une suite de longs plans fixes sur des paysages et des personnages qui entourent un réseau routier donné: un réseau de routes et de bretelles qui, par leur anonymat, restent avant tout interchangeables. Les différents paysages qui ont simplement été aperçus par l’œil sensible et curieux des cinéastes, et les différents personnages qui ont été invités, par ceux-ci, à poser un instant devant la caméra, voire à poursuivre plus spécifiquement ce qu’ils faisaient déjà devant la caméra, arrivent alors comme beaucoup plus que de simples lieux et simples gens invisibles et jetables. Offrant comme un cadeau aux cinéastes et spectateurs leur propre personne et présence, ils existent, en fait, pour le spectateur attentif, comme des joyaux de singularité, de style, de personnalité et de vécu. À rebours, l’œuvre de Cassidy et Shatzky offre ainsi une suite d’images qui, loin de mener à l’ennui, s’étirent dans le temps de manière à pousser le spectateur à découvrir toujours un peu plus, à chercher, dans l’image, ce qui ne semblait pas y être au premier coup d’œil. Aidées d’une bande sonore des plus riches, pointant l’attention du spectateur dans différentes directions, les images à la composition soignée et intrigante donnent à voir des histoires et des rencontres toujours plus belles les unes que les autres. Ancrées dans la banalité, la magie et la beauté émergent alors de l’inattendu et, surtout, du regard tendre, chaleureux et aimant des artistes, dont l’intérêt et le respect demeurent, en tout temps, palpables. Un instant, un jeune homme à moitié assis sur son vélo pose devant la caméra avec son ventilateur portatif dans les bras; soufflées par le vent, les ailes de celui-ci se mettent à voler, donnant l’illusion que le ventilateur se met en marche. Un instant plus tard, un vieil homme en costard et cravate parle au téléphone dans une cabine téléphonique, tout près de l’échangeur; un autre est assis, seul, dans un café et regarde par la fenêtre; une fillette, assise sur une balançoire en bordure de l’autoroute, se balance sans émotion d’avant en arrière. Dans cette éternelle heure dorée, où la lumière franche et chaude éblouit les personnages et réchauffe les lieux, Interchange offre autant de récits et d’histoires à imaginer et à compléter. Sans chercher à donner de réponse ou à engendrer des jugements faciles, l’œuvre arrive, au final, comme une ode des plus généreuses, chaleureuses et sensibles sur le temps qui passe et sur ces gens, ces lieux et ces non-lieux, qui, souvent par hasard, dans leur simplicité et banalité, existent comme profondément empreints de beauté, de complexité et d’humanité. D’une grande richesse et d’une grande beauté, Interchange propose finalement un documentaire comme il s’en fait peu aujourd’hui, un document qui nous change et nous habite, qui nous fait s’émerveiller devant le cinéma comme devant la vie.
—
Les RIDM ont eu lieu du 8 au 18 novembre 2018. Vous pouvez consulter ici le reste de notre couverture.
Article par Catherine Bergeron.