En déambulant à travers les rayons d’une librairie, je me serais très mal imaginé saliver devant un titre de D.H. Lawrence (à ne pas confondre, comme le soulignait pertinemment Stéphane Lépine, avec T.E. Lawrence alias Lawrence d’Arabie, qui lui me parle beaucoup plus, de par sa qualité d’aventurier). J’ai pourtant assisté, pas plus tard que la semaine dernière, à la lecture de son roman le plus célèbre, L’amant de lady Chatterley. Étonnant? Pas tant que ça. Quand on a été ravi par deux autres des quatre soirées que proposaient les Amours romanesques cette année, on apprend à se laisser guider par les goûts raffinés de Stéphane Lépine et l’inimitable voix de James Hyndman jusqu’à embarquer les yeux fermés dans tout ce qu’ils auront bien envie de nous présenter. J’ai déjà dit de biens bons mots à propos de ce tandem littéraire ayant installé leurs pénates à l’accueillant théâtre de Quat’sous, mais c’est peut-être dans cette dernière anecdote que réside toute la force de cette initiative. Quel moyen formidable d’entrer en contact avec une œuvre inconnue que ces lectures publiques intimistes et transcendantes! Sans trop s’en rendre compte, on s’ouvre à de nouveaux horizons littéraires (dans ce cas-ci, un peu dépoussiérés), lieux d’encre et de papier que nous n’aurions jamais visité de nous-mêmes.
Voilà un étonnant pouvoir que ce lien de confiance qui, lorsqu’il parvient à s’établir peut faire des merveilles. Pouvoir qui, malheureusement, me paraît aujourd’hui sous-estimé. Car en cette ère économique, quelle considération avons-nous pour ces passeurs; critiques, bibliothécaires et libraires (au nombre desquels je m’inclus)? Ayant choisi cette vocation, pour ne pas dire ce sacerdoce, j’ai chaque jour l’occasion de réaliser son importance en guidant clients et amis dans leurs lectures à l’aune des miennes. En contrepartie, j’ai aussi chaque jour l’occasion de me faire demander si «je fais ça en attendant» et si «je vais bientôt reprendre mes études». Pousser l’autre à la découverte, le guider sur le long chemin de la connaissance, comme le font Stéphane Lépine et James Hyndman, comme chaque passeur le fait, n’est-ce pas là une mission ambitieuse? Confronté à une pression sociétale, on en vient parfois à en douter. Mais lorsque l’on assiste à une lecture des Amours romanesques, le doute s’évanouit pour laisser place à une conviction plus forte encore. Oui, nous exerçons un vrai métier dont l’utilité est manifeste. À condition d’y prêter un peu attention, on s’en rend compte sans fracture du crâne.
Maintenant que je n’ai pas su résister à l’envie de vous imposer cette longue parenthèse en forme de plaidoyer, nous pouvons nous remettre à discuter de choses encore plus graves telles que l’amour absolu qui taraude les protagonistes de ce fameux écrivain qui a osé décrire les relations sexuelles. D.H. Lawrence, romancier anglais, a longtemps été qualifié de pornographe (à tort, bien entendu) avant d’obtenir ses lettres de noblesse. Aujourd’hui, L’amant de lady Chatterley est devenu un véritable classique de la littérature, libéré du parfum de scandale qui lui a trop longtemps collé à la peau. Dans un schéma assez classique, lady Chatterley, bourgeoise dégoûtée par la vacuité des mondanités, va découvrir les plaisirs de la chair en se rendant aux bois qui ceignent son domaine pour y rencontrer un garde-chasse ayant choisi de vivre à l’écart du monde par crainte d’être de nouveau blessé. Rien de très original ou de palpitant là-dedans, j’en conviens. Là où ça devient intéressant, c’est d’abord dans la capacité extraordinaire qu’a D.H. Lawrence d’analyser et de rendre ces émotions extrêmes qui toutes un jour nous assaillent. Ensuite, c’est dans la prose agile de l’écrivain que l’on trouve son bonheur de lecteur. Certaines images vieillissent un peu mal, comme le soulignait mon cher collègue Martin Hervé, mais, dans l’ensemble, on se régale de cette atmosphère ombragée et humide, improbable terreau pour un amour absolu.
Comme à chacun des autres rendez-vous des Amours romanesques, Stéphane Lépine a su éclairer notre lanterne de son érudition et James Hyndman ajouter une autre dimension à un texte célèbre. La salle comble, comme d’habitude, semblait assez d’accord avec moi lorsqu’elle a applaudi cette dernière édition. Il ne reste maintenant qu’à espérer le retour des Amours romanesques pour l’an prochain. Mais si j’étais moi, je ne craindrais pas trop. Le Quat’sous, contrairement à bien d’autres, semble bel et bien avoir compris l’importance du rôle que revêtent les passeurs.
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La lecture publique de L’amant de lady Chatterley de D.H. Lawrence s’est tenue le 5 mai 2014 au Théâtre du Quat’sous, dans le cadre de la série les Amours romanesques.