Avant de débuter votre lecture de cette critique, soyez conscient·e·s que le sujet de la mort d’animaux est central à l’œuvre discutée. Si cela est dérangeant pour vous, ou si vous ne pensez pas être dans un bon espace pour lire sur un tel sujet, faites attention à vous et évitez cette publication.
Chaque jour de l’an, mon père, mon frère et moi prenons la route pour aller visiter certains membres de ma famille. Cette année, la voiture était pleine : mon père conduisait, mon frère se prélassait sur le siège passager et j’étais sur celui du milieu, pris·e entre sa partenaire et le mien. Comme je n’avais pas assez d’espace pour ouvrir un livre, et qu’il était trop tôt pour fixer un écran, je regardais le paysage défiler. Les montagnes étaient entourées de brouillard et les arbres avaient adopté une teinte grisâtre, comme pour obéir à un code de couleur choisi par le ciel. Souvent, lorsque je me tournais vers la route, je voyais, pendant une courte seconde, une forme noire allongée sur le bord de la chaussée. Un animal. Après deux ou trois fois, je me suis mis·e à penser à Alyte, la nouvelle bande dessinée de Jérémie Moreau parue en septembre dernier chez les Éditions 2024. Les paragraphes qui suivent sont une version revue et corrigée des pensées qui me sont venues durant le trajet.
Alyte est ce qu’on appelle communément un crapaud accoucheur. Il est le seul survivant de sa ponte, son père ayant été frappé par un véhicule lorsqu’il traversait la Léthalyte, une entité d’asphalte qui sépare Silva, la forêt, en deux. Alors qu’il n’est qu’un têtard, Alyte est adopté par un saumon, Iode, qui lui explique le fonctionnement du monde aquatique, qui le protège et le supporte jusqu’à sa mort. Maintenant adulte, Alyte quitte Lymphore, la rivière qui l’a vu naître, et commence à habiter Silva, qu’il finit par aimer malgré ses cruels enseignements. C’est son affection pour la forêt, ses habitants et ses futurs petits qui le motivent à rejoindre la révolution contre l’expansion de la Léthalyte.
La représentation du monde dans Alyte est indéniablement ce qui me fascine le plus. Il est évident que Moreau a étudié les écosystèmes qu’il souhaitait mettre en scène. Les comportements de la faune et de la flore sont fidèles à la réalité, pour le meilleur comme pour le pire. Ce réalisme est cependant le fondement d’une mythologie créée par les créatures de la nature. Elles ne partagent pas notre perspective du monde, elles ont développé la leur, ce qui explique pourquoi la forêt s’appelle Silva, pourquoi les canards sont des demi-dieux aux yeux des poissons et, surtout, pourquoi la Léthalyte est une entité aussi menaçante. Le monde d’Alyte n’est pas le nôtre, mais il lui ressemble, ce qui nous fait accepter son fonctionnement. En fondant sa mythologie sur des faits concrets, Moreau est capable de mettre en scène des situations qui humanisent les habitants de la forêt, sans leur faire perdre leurs caractéristiques animales ou végétales.
À un certain point dans l’histoire, Alyte communique avec une femelle en croassant. Il est soudainement happé par un hibou, qui le ramène dans son nid. À ce moment, nous pensons qu’Alyte servira de repas à l’oiseau, mais ce n’est étonnamment pas le cas. Au contraire, le hibou traite Alyte avec un soin maternel, lui offrant à manger et l’appelant « Otus ». On comprend ensuite que l’oiseau pense qu’un crapaud est son petit, qui avait été fauché par un aigle. Je trouvais ce moment étrange. Certes, il servait de transition vers un nouveau chapitre, mais je ne comprenais pas comment cela pouvait être possible. Puis, j’ai recherché des informations sur l’alyte, l’amphibien, et j’ai appris que son chant ressemble à celui du hibou petit-duc, ou l’Otus scops de son nom scientifique[1]. Avec cette information en tête, la scène avait beaucoup plus de sens : le hibou avait entendu le chant d’Alyte et, dans son deuil, l’avait pris pour son petit. Chaque événement, chaque action commise par les personnages est inspirée par un fait scientifique. Le récit de Moreau a beau mettre en scène des animaux et des plantes qui parlent, la manière dont l’univers est présenté permet au lectorat d’y croire.
Jérémie Moreau nous offre un récit de résistance écologique, un presque conte qui met en scène une petite créature capable de grandes choses. Alyte est constamment confronté à la mort, à la déconstruction de ses croyances et à l’épuisement de survivre dans un environnement hostile. Il est aussi supporté par un écosystème qui l’aide à découvrir la beauté du monde ainsi que des raisons de vivre. Ainsi, la bande dessinée est un ouvrage de contrastes, dans tous les sens du terme : de réelles explications scientifiques supportent la mythologie fictionnelle du monde, l’environnement est à la fois cruel et magnifique et les habitants sont à la fois des êtres philosophiques et des créatures contrôlées par leur instinct. Même la palette de couleur semble avoir été choisie pour favoriser le plus de contrastes possible. La plupart des pages sont dominées par différentes teintes de vert, qui est une couleur traditionnellement « calme » et qui n’agresse pas les yeux. Ainsi, lorsque Moreau utilise des roses et des rouges pour souligner la violence de certaines scènes, celles-ci ressortent et impressionnent le lectorat, qui devient complètement investi dans sa lecture.
Lire Alyte est une expérience que je conseille à tout le monde. Non seulement le dessin est-il charmant, l’histoire est captivante et la manière dont les thèmes s’entremêlent rendent le récit incroyablement profond. Je l’ai lu en octobre dernier, j’y pense encore aujourd’hui et j’assume qu’il apparaîtra dans mon esprit à chaque fois que je suis en voiture, entre deux sections de forêt séparées par un chemin d’asphalte.
[1] « Le crapaud accoucheur », Natagora, en ligne, https://www.natagora.be/le-crapaud-accoucheur, consulté le 17 janvier 2025.
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Moreau, Jérémie, Alyte, Strasbourg, Éditions 2024, 2024, 304 p.
« Crapaud accoucheur », Natagora, en ligne, https://www.natagora.be/le-crapaud-accoucheur, consulté le 17 janvier 2025.
Article rédigé par Audrée Lapointe