Le Théâtre de l’Odyssée reprenait l’affiche au Fringe avec Prométhée inc. du 9 au 13 juin, juste avant de s’envoler pour l’Odin Theatret, où la jeune compagnie a participé à un deuxième stage avec Eugenio Barba. Geneviève Boileau nous explique les motivations derrière la quatrième création de l’Odyssée. Portrait d’une génération critique et créatrice.

Artichaut Magazine: Prométhée inc., d’où ça part?
Geneviève Boileau: On est revenu d’Europe, on venait de faire une grosse tournée et quand on est revenu on n’est pas tous arrivés en même temps: Jean-Patrick était encore en Europe pendant que Marie et moi étions revenus; Gabriel et Myriam sont revenus seulement deux mois après nous. Jean-Patrick n’est revenu que cinq mois après nous. Donc on était un peu déstabilisés. Ça a créé, je pense, une petite dépression post-voyage accentuée d’un «il manque un rein dans notre corps» parce qu’il manquait du monde de notre troupe. On n’était pas ensemble, c’était bizarre.
A.M.: Ça faisait combien de temps que vous étiez ensemble?
G.B.: Jean-Patrick [Reysset] s’est joint au groupe en 2011, Marie [Filiatrault] en 2012 et là on était à la fin 2013, donc ça faisait presque un an que Gabriel [Champagne] et Myriam [Le Ber] étaient là. Ça faisait un bout qu’on travaillait souvent ensemble, deux fois par semaine même plus, de façon intensive. On venait juste de voyager ensemble, on avait vécu à sept dans un bus, c’était bizarre d’être séparés comme ça. Et puis aussi, les laboratoires. Il y avait quelque chose qui se passait… il y avait quelque chose qui avait besoin de se déposer et j’ai l’impression qu’on a essayé de forcer la création. Ça faisait en sorte que quand on se voyait ça n’était pas très efficace. Donc il y avait une espèce de spleen qui régnait un peu chez tout le monde – probablement qu’il y avait un peu du fait que mon codirecteur était aussi mon conjoint – tout ça ensemble faisait une ambiance pas très agréable. Je me sentais étrangère à mon monde. Tout le monde se sentait un peu aliéné dans son milieu. Disons qu’on serait resté en voyage un an de plus.
A.M.: C’est le fait de revenir qui a scindé le groupe?
G.B.: Disons qu’il a créé un sentiment d’être à côté, de ne pas être à la bonne place.
A.M.: Mais selon toi, qu’est-ce qui a changé, sinon la géographie?
G.B.: Tu sais, être en voyage, c’est un état d’esprit. Il y a quelque chose de l’ordre de l’aventure, de la découverte. Tout est nouveau, tout est magique, tout est émerveillant. Et quand tu reviens à Montréal, tout est obligations, responsabilités, «je dois», «il faut», pas «je veux», «je vais». Je pense qu’on n’était pas prêt à laisser aller le «je veux» et «je vais». En même temps, on a essayé de penser les choses en ce sens là à Montréal, mais ça ne fonctionnait pas très bien parce que c’est sûr que le quotidien revient: le loyer, les responsabilités. Tu n’es plus sur la route. Et il manque du monde en plus.
À un moment donné, on a commencé à se dire que c’est la saison des demandes de subventions, qu’il faudrait peut-être arriver avec une description de projet. En général, c’est souvent ça qui régule le cycle. Dans le système où on vit, quand on est au mois de septembre, si tu n’as pas de projet à proposer au CALQ et au CAC, c’est better luck next year, my friend, et peu importe que toi tu crées mieux en janvier qu’en septembre. Donc on s’est dit que ça serait peut-être le temps d’arriver avec une intention de projet. Et on avait presque laissé tomber, on s’était dit que ce n’était pas honnête. Nos laboratoires et nos impros ne donnaient pas grand-chose, on n’avait rien à l’instant qui était prêt à être monté. À un moment donné, je me suis mise – par acte de résistance ou de rébellion – avec Marie à arracher des publicités dans le métro. On était à une époque, fin 2013, où c’étaient les grosses publicités de SunWing, la compagnie d’avion qui est ORANGE et BLEUE. Et elles n’étaient pas dans le petit espace réservé aux publicités, elles étaient dans la fenêtre du wagon de métro. Un gros collant qui sent le vinyle et la colle à plastique. C’est dégueulasse. Nous, ça nous révoltait. On se disait: «C’est nos transports publics, ça nous appartient.» Je pense que c’est de là qu’est venu le désir de guérillas. On s’est mis à se dire: «Ces publicités-là, moi je ne suis pas d’accord avec le fait qu’elles soient là. Je trouve que la publicité prend une trop grande place dans notre vie et que chaque fois qu’on en voit une, on l’arrache.» On s’était fait un point d’honneur, de façon très théâtrale et performative, de lentement décoller le coin et arracher la totalité du collant de la fenêtre du métro.

A.M.: Comme du dé-vandalisme?
G.B.: Oui. C’était comme du dé-vandalisme. C’était comme une action politique qui était toute simple.
A.M.: Alors que c’était plutôt l’époque de coller des collants «Sale pub sexiste» partout.
G.B.: Exactement. Nous, on décollait des pubs. On se disait: «Ça suffit là, on n’est pas juste des êtres de consommation. Quand on est dans un transport public, okay, il y a un espace réservé à la pub, c’est correct, ça finance les transports, mais il ne faut pas exagérer.» À la quantité de publicité qu’on voit par jour, ça aussi c’est aliénant. Ça nous transforme, ça transforme notre perception de nous-mêmes en êtres consommateurs et non pas en êtres de création ou de perception ou de réflexion. Ça nous… ça nous heurtait profondément.
A.M.: Quelle était la réaction des gens?
G.B.: Ça dépendait. Des fois il y en avait qui nous regardaient et qui ne comprenaient pas: ils levaient le regard et leurs yeux devenaient super grands. Ils ne disaient rien, ils ne faisaient que regarder. Nous, on leur faisait un sourire, on leur disait «Bonjour! Ça va bien?» On parlait doucement, on chiffonnait la pub, on leur souhaitait bonne journée et on s’en allait au wagon suivant pour arracher la pub suivante.
A.M.: Donc ça n’était pas une action occasionnelle, vous arrachiez systématiquement toutes les publicités du train?
G.B.: Autant que possible pendant notre voyage. On ne faisait pas d’heures de voyage supplémentaires pour ça, mais pendant le voyage qu’on avait à faire on en arrachait le plus possible. À un moment donné, le déclencheur de Prométhée inc. est arrivé. Je venais juste d’arracher une publicité et il y a un homme qui se lève et qui me dit: «Madame, vous n’avez pas le droit de faire ça!»
– Okay, voulez-vous qu’on en parle?
– Non! Vous n’avez pas le droit de faire ça!
– Monsieur, si je fais ça c’est parce que je trouve que la publicité prend une trop grande place dans nos institutions publiques. J’aimerais amener mes concitoyen.ne.s à réfléchir à la question alors je fais cet acte-là devant eux pour provoquer cette discussion. Est-ce que vous voulez qu’on en parle?
Il s’est assis et a arrêté de me parler, il a regardé par terre. Je me suis dit: «Bon, tant pis pour toi, je vais aller arracher le collant suivant.» On passe au collant suivant et je commence à l’arracher: je décolle le coin, j’arrive à la moitié et un homme avec STM d’écrit sur sa chemise qui se lève et dit: «Madame, vous êtes dans de beaux draps. Ça, c’est du vandalisme.»
Je lui ai demandé «Pardon?»
Il me dit: «Vous n’avez pas le droit de faire ça, ça ne vous appartient pas. Ces publicités-là appartiennent à SunWing.»
Je lui ai dit: «Monsieur, je pense que Sunwing n’en souffrira pas trop. Au contraire, moi j’en souffre. Je paye pour mes transports comme tous les autres citoyen. ne. s. Je ne suis pas d’accord avec ce choix qu’a fait la STM. C’est un choix pour lequel elle n’a pas été mandatée, c’est-à-dire d’octroyer plus de place qu’à l’habitude à la publicité. Personne n’a voté ça, personne ne s’est interrogé sur les ramifications éthiques de cette décision et je ne reconnais pas cette autorité décisionnelle.»
Il commence à essayer de me faire peur, de m’intimider. Il appelle dans son walky-talky, mais on est sous terre et le métro est en marche: il ne parle à personne. On arrive à Frontenac alors que je lui dis: «J’aimerais continuer cette discussion avec vous, mais je suis arrivée. Bonne soirée.»
Au moment où je sors, il y a un gars qui était assis juste en face de nous, à côté de la porte – qui ne disait rien depuis le début, il ne faisait qu’écouter – qui bondit sur ses pieds et se précipite vers le collant (à moitié arraché) de Sunwing. Je me suis dit qu’il allait finir mon geste, qu’il allait l’arracher. Mais non, doucement, tendrement, délicatement, pour être sûr qu’il n’y aurait pas de plis, il le caresse pour être sûr que tous les petits coins sont bien recollés. Et là, il me regarde et me dit:
«Je sais qu’on vit dans un monde de merde, mais quand même…»
Les portes se ferment, je suis sur le quai, il est derrière le collant et le métro s’en va.
Prométhée inc. était là.

Ce personnage-là, ce garçon qui est resté passif tout le long et qui a bondi, qui a ressenti un sentiment d’urgence d’aller effacer mon geste de résistance, pour moi ça a été fascinant. C’est là que toute la question du personnage du bon esclave est apparue. 2012, ça a été un moment où nous étions tous des gens de bonne volonté qui avions envie d’éduquer notre population, qui avions envie de leur dire que la gratuité scolaire se pouvait. Le monde dans lequel on vit en ce moment, avec l’austérité, avec les entreprises reines, avec les citoyens qui sont de plus en plus pris avec ce fossé entre les riches et les pauvres qui se creuse, les 1 % qui deviennent de plus en plus riches pendant que le reste crève de faim, ça, ça n’est pas obligatoire. Il y a d’autres modes de pensée du monde. Ce n’est pas une conséquence logique du capitalisme. Le capitalisme n’est pas fait pour ça: ça, c’est du capitalisme sauvage. Et la population n’a rien voulu écouter. La population, pour la plupart, avait peur des carrés rouges. Et plus on avançait dans les impros, plus ça nourrissait nos laboratoires: on parlait d’aliénation, on parlait de c’est quoi revenir à l’humain de base en nous. Qu’est-ce qui façonne ce rapport amour-peur avec l’oppression? Qu’est-ce qui fait qu’on cherche des chefs absolument? Qu’est-ce qui fait qu’on est aussi suiveux?
Tranquillement, ça nous a amenés vers l’histoire de Prométhée, en ce sens que c’est comme Prométhée – que ce soit moi avec mon collant ou tout le mouvement social de 2012 ou un professeur dans une classe du secondaire avec des élèves qui s’en câlissent – c’est toujours la même histoire. C’est quelqu’un qui essaie de transmettre une connaissance, de piquer la curiosité, de faire réfléchir, de faire raisonner un peu de rigueur intellectuelle ou en tout cas d’émerveillement et de liberté pendant que la masse refuse. C’est comme si la cité des hommes avait refusé le feu de la connaissance de Prométhée et qu’à la place, ils l’avaient sacrifié sur un bûcher de ce feu-là.
C’est comme ça que l’idée est arrivée. Ça s’est fait sur un long processus. On travaille par laboratoire, donc d’une improvisation à l’autre, la musique s’écrit, des textes s’écrivent, des partitions corporelles s’écrivent, toute la dimension performative s’écrit en même temps que la dramaturgie évolue. Moi, mon rôle dans la dramaturgie, c’est de faire des liens avec la littérature existante. Après on a commencé à travailler plus précisément sur des personnages, sur des textes. Sur un canevas on a vraiment créé une évolution de la performance qui allait d’un début à un milieu à une fin. Après se sont ajoutés d’autres éléments, par exemple on se disait que ce n’est pas tout le monde qui connaît le mythe de Prométhée, qu’il faudrait insérer quelque part le mythe original.
A.M.: Comment se passe une répétition de l’Odyssée?
G.B.: Ça dépend d’où on est rendu. Tout le monde a sa spécialité. Marie, c’est la performance; Gabriel, c’est la musique; Myriam, c’est la danse; Jean-Patrick, c’est l’écriture poétique; moi, c’est la dramaturgie. Dans une répétition, tout le monde propose quelque chose. Tout le monde, à un moment ou à un autre, va composer de la musique avec son instrument à lui, proposer un personnage, une partition physique, un texte. Après, c’est le travail de chaque chef d’orchestre de rassembler toutes les propositions dans sa discipline et d’élaguer, de choisir ce qui marche et de l’organiser. Le texte de Prométhée inc., c’est un texte qu’on a tous écrit, mais c’est Jean-Patrick qui a mis les choses dans l’ordre, qui a coupé ce qui ne marchait pas.

Quand on en est seulement à traduire sur scène ce qui est à l’intérieur de nous, on y va vraiment sans contrainte. On porte des choses en soi et on a besoin de les exprimer avec notre médium. Parfois, ça nécessite qu’on emmène un objet, parfois un texte, parfois des images, parfois on amène des partitions ou une musique. On amène ce qui est en dedans de nous et on le met là. On travaille, on improvise autour. Une fois qu’on a un bon aperçu de ce qui se passe dans la tête de tout le monde, on regarde ce qui est récurant, ce qui revient, quelle est la note sur laquelle nous sommes tous en harmonie en ce moment.
Parallèlement à l’histoire que je viens de te raconter, pendant que moi j’arrachais des collants, Marie nous a fait une super belle improvisation d’une espèce de personnage mi-femme mi-oiseau en laboratoire. On ne savait pas trop d’où il venait, mais avec le temps, plus on le retravaillait, plus ça raisonnait avec Gabriel dans sa composition au piano. On s’est demandé ce qui arriverait si, l’aigle qui mange le foie de Prométhée dans son châtiment, à force de répéter ce mouvement-là, les personnages ne s’étaient pas fusionnés. Non pas en une sorte de consommation de l’autre, mais en autoconsommation. Parce que c’est un peu ce qu’on dénonce dans notre aliénation: cette action de se manger soi-même, de se rendre étranger à soi-même. Et ça a amené une belle ambigüité par la suite du fait que si Prométhée est en fait l’oiseau-Prométhée, il n’est plus nécessairement un prophète qui détient la vérité. Il est peut-être un faux prophète qui est dans l’erreur, peut-être un personnage très troublé qui essaie de libérer les gens autour de lui, mais qui est au fond un illuminé. C’était beaucoup plus intéressant parce que ça n’était plus manichéen. Ce n’était plus «il a la lumière; vous la refusez», c’était «il dit qu’il a la lumière; vous en doutez, qui a raison?»
A.M.: Êtes-vous confiants pour la première?
G.B.: On ne sait jamais ce qui va se passer dans une performance parce que ce n’est pas une pièce, ce n’est pas une re-présentation. Chaque fois c’est différent, chaque fois on se met en danger. C’est sûr qu’on va vivre un moment avec des gens, c’est sûr qu’on va leur offrir quelque chose qui est en nous et qu’on a envie de partager avec eux. C’est sûr qu’on va vivre quelque chose ensemble et qu’il va y avoir une vraie prise de risque. Après, est-ce que ça va plaire? Moi, j’espère que oui. On a fait un gros effort cette année par rapport à nos créations précédentes pour vraiment traiter de front la question de l’hermétisme. On ne veut pas faire une œuvre hermétique, on ne veut pas qu’il se passe des choses étranges avec de la musique dissonante et que, pendant une heure et demie, le spectateur ne se sente aucunement interpelé, qu’il ne comprenne pas à qui ça s’adresse. On a vraiment cherché des procédés à insérer dans cette diégèse qui permettaient justement de construire des ponts entre notre univers et l’univers quotidien pour que le spectateur ait quelque chose à traverser.
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Prométhée inc. était présenté en reprise au festival Fringe du 9 au 13 juin 2015.
Article par Corinne Pulgar. Bachelière en art dramatique, parfois régisseur, metteur en scène et conseillère dramaturgique. Aussi végétarienne, humaniste, addict de la parrhésie et numéricienne lettrée.