Il est commun, voire attendu, de chercher dans une situation difficile, dans une réalité sociale incertaine, submergée de violence, un coupable. On cherche quelqu’un à blâmer, quelqu’un qui porterait en lui-même le Mal et serait du même coup dépouillé de toute humanité. Le problème devient alors un peu plus simple: le Mal a un visage. Et tout ce qui s’oppose à ce Mal serait de ce fait le Bien. Mais que se passe-t-il lorsque l’on prend comme principe l’idée que rien n’est jamais tout blanc ou tout noir? C’est peut-être simple de suivre ce principe, quand la poussière est retombée, dans nos petits problèmes du quotidien, mais sommes-nous tout aussi capable de l’appliquer quand un réel danger plane au-dessus de nos têtes, quand ce danger nous affecte et ce, maintenant, quand notre survie en tant qu’homme, femme, peuple, race, culture, pays, peu importe, est en péril? La question revient donc à ceci: devrions-nous faire preuve d’empathie pour celui qui nous veut du mal? Si le principe est simple, son exercice ne l’est clairement pas autant. C’est ce principe qui a été exploré, travaillé, proposé, cette année, dans deux œuvres présentées lors de l’édition 2017 des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM). Chacune à leur manière, par leur propre critique sociale, leur propre approche du documentaire et leur propre situation de violence, La Libertad del Diablo (2017) d’Everardo González et Also Known as Jihadi (2017) d’Éric Baudelaire ont proposé, avec tout le calme et la banalité nécessaire, une critique riche, puissante et, à mon avis, nécessaire de l’acte même de juger.
Dans son œuvre La Libertad del Diablo (2017), gagnante du prix Amnistie internationale au grand festival international des films de Berlin, le cinéaste mexicain Everardo González s’attaque à un drame social malheureusement beaucoup trop connu, car malheureusement beaucoup trop commun: les horreurs liées aux cartels de drogue mexicains. D’une durée de 75 minutes, le film se présente comme une suite d’entrevues frontales, comme une accumulation de témoignages d’horreur et de souffrance, qui ne sont offerts qu’à nous, spectateurs. Si l’approche du film-témoignage semble déjà établie, l’œuvre se démarque en ce qu’elle mélange et place sur le même rang les victimes et les bourreaux de ces vols, de ces viols, de ces enlèvements, de ces assassinats. Et tous, enfants, femmes, hommes, victimes et meurtriers, assis devant nous, sont affublés d’un masque, un masque beige comme la peau, qui ne laisse voir que les yeux, le nez, la bouche et les oreilles. Chacun, à sa manière et à son rythme, raconte son histoire et répond aux quelques questions hors champ du cinéaste. Des enfants racontent toujours attendre le retour de leurs parents qui ont disparu ou qui ont été enlevés devant leurs yeux; une mère raconte avoir retrouvé les corps de ses deux fils et de leurs deux amis, enterrés, dans le désert; un homme raconte avoir été enlevé, battu, torturé, violé; un jeune homme raconte avoir reçu sa première voiture, une Audi A4, après avoir commis un premier meurtre; un autre raconte avoir mis une famille entière en ligne droite pour mieux les abattre un à un. Dans son accumulation, l’œuvre devient un réel cauchemar, entrainant le spectateur à vivre avec les victimes comme les bourreaux leur histoire, à revivre leurs souvenirs, à comprendre leur souffrance et leurs motivations. Le spectateur en vient alors à réaliser que la violence arrive pour les bourreaux comme un moyen de survie, tel que l’un des personnages l’affirme: « If you want to live you have to go with the flow ». Pour les victimes, cette même violence arrive finalement, telle que présentée lors de ce moment de retournement final, pendant lequel le cinéaste cherche et soulève de l’intérieur même des victimes leur côté tout aussi monstrueux, comme la seule échappatoire, comme la seule justice qu’ils souhaitent obtenir. Perpétuer la violence; œil pour œil, dent pour dent. Par son utilisation des masques monstrueux et par son dénouement, La Libertad del Diablo en vient à mettre victimes et bourreaux sur le même pied: tous et toutes peuvent devenir des monstres, dans les pires des conditions. Pouvons-nous ressentir de l’empathie pour un monstre? Comment reconnaître le monstre, comment reconnaître la victime, face à tous ces masques identiques? Devant cette réalité sociale horrifiante, González crie finalement à la tragédie, soulevant le poids d’une réalité plus grande qui nous dépasse tous et qui ne pourrait être affrontée que par une humanité prête à vivre pleinement l’ouverture, l’empathie et le pardon.

De son côté, Éric Baudelaire, avec son œuvre Also Known as Jihadi, s’intéresse, comme son titre le laisse présager, à la réalité actuelle de jeunes français partis en Syrie faire le djihad. Par ce film, l’artiste continue son exploration de la théorie du paysage (landscape theory ou fukeiron), exploration qu’il avait débutée en 2011 avec son projet The Anabasis of May and Fusako Shigenodu, Masao Adachi and 27 Years without Images. Cette théorie, développée pour la première fois par l’artiste japonais Masao Adachi dans son œuvre AKA Serial Killer (1969)[1], proposait, sous ses bases marxistes, que le paysage pourrait contenir les éléments nécessaires pour comprendre les structures d’oppression qui construisent et articulent un individu. En filiation avec cette approche de l’image, l’œuvre de Baudelaire se déploie comme le portrait d’un homme, Abdel Aziz Mekki, constitué à travers les paysages qui ont habité son quotidien et ses errances. Ainsi, le film suit le parcours de ce jeune homme, oscillant entre la France, l’Égypte, la Turquie et sa frontière syrienne, et l’Espagne, tout en ne restant volontairement que sur le terrain mouvant de l’hypothèse, ne sachant jamais vraiment et ne voulant jamais vraiment savoir où le jeune a pu être, quand, comment et pourquoi. À ce paysage géographique, Baudelaire joint de plus un deuxième paysage qu’il nomme judiciaire[2]. Celui-ci prend forme par l’apparition d’extraits de textes tirés d’évaluations et de déclarations produits par la police et la cour. Judicieusement sélectionnés, les textes, qui s’intercalent, en un rythme constant, aux images, agissent de la même manière que les paysages, existant avant tout ici comme l’image de ce cadre social et politique préconstruit qui affecte d’abord les membres d’une société et affectent ensuite le jugement d’une situation de violence. Les paysages comme les mots deviennent ainsi l’image de structures, de constructions, inséparables des discours qui les sous-tendent et du pouvoir qui les institue. L’œuvre se pose alors comme une réflexion sur l’acte même de juger et sur la complexité de celui-ci. En opposition flagrante aux milieux médiatiques qui traitent la question djihadiste de manière spectaculaire, Also Know as Jihadi prône un moment d’arrêt et de calme. Loin de toute réponse, chaque plan du film arrive comme une nouvelle question, nous poussant, nous, spectateurs, à constamment réévaluer notre image du djihadisme, nos préjugés envers ceux qui s’y associent, les structures sociales de jugement que nous avons établies, et les structures de pouvoir qui participent ou non à construire ceux que, par leur besoin et leur appel à la violence, nous choisissons d’appeler des monstres.

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Les Rencontres internationales du documentaire avaient lieu du 9 au 19 novembre 2017. Lisez ici le reste de notre couverture.
[1] Gritz, Anna. Dans Baudelaire Éric et Anna Gritz. (2017, février-mars). Empathy and Contradictions: Eric Baudelaire. Mousse 57, paragr. 7. Repéré à http://moussemagazine.it/eric-baudelaire-anna-gritz-2017/.
[2] Baudelaire, Éric. Dans ibid., paragr. 10.
Article par Catherine Bergeron.