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17-03-2025 Vol 19

Fantasia 2017 : critiques de Julien Bouthillier (Partie 2)

Pour sa deuxième partie de sa couverture du festival Fantasia, Julien Bouthillier s’est attardé aux films suivant :

Brigsby Bear – Dave McCary

The Endless – Justin Benson et Aaron Moorhead

Liberation Day – Morten Traavik et Ugis Olte

Animals – Greg Zglinski

78/52 – Alexandre Philippe

Drib – Kristoffer Borgli

Money – Gela Babluani

Brigsby Bear – Dave McCary

James (Kyle Mooney) a grandi dans un bunker perdu dans le désert. Ses parents lui défendent le contact avec le monde extérieur et seule une émission de télévision bizarroïde, Brigsby Bear, mettant en vedette un ours anthropomorphique luttant contre une planète parlante, lui permet de sortir des confins de sa cellule. Un jour, coup de théâtre: le FBI envahit sa maison et l’entraîne vers le monde extérieur. James apprend que ses «parents» l’ont en fait enlevé à sa vraie famille alors qu’il n’était encore qu’un bébé. Quant à Brigsby, il est une création de son faux père (l’injustement disparu Mark Hamill), utilisé pour le garder sous contrôle à l’aide de slogans plus ou moins subliminaux («Curiosity is an unnatural emotion!»). Réintégrant avec difficulté sa famille et le monde réel, James, toujours passionné par Brigsby, décide de se lancer lui-même dans la production d’un nouvel épisode avec l’aide de ses nouveaux amis.

L’énergie juvénile dégagée par Brigsby Bear de Dave McCary (originellement un directeur de segments pour Saturday Night Live) est à bien des égards contagieuse. Baignant dans l’esthétique et l’ethos indie, ce premier long-métrage offre bons sentiments, esthétique rétro, humour bon enfant et juste assez de bizarreries pour le distinguer des productions comiques plus généralistes. Le scénario de Kevin Costello et Kyle Mooney défend une sorte d’ode à l’imagination, à l’art en perdition de raconter des histoires. À l’instar du tout aussi indie Be Kind Rewind de Michel Gondry, Brigsby Bear montre la transformation d’un spectateur en un créateur: une création certes entièrement tributaire aux influences passée, mais en même temps désintéressée et par conséquent innocente et «pure» (c’est en un sens le principe fondateur de tout le cinéma indie moderne, de Juno à Scott Pilgrim). Le cinéma y est vu comme un outil fédérateur, moins un miroir tendu au monde qu’un dispositif permettant le rapprochement des gens.

À l’instar de Gondry, Reitman et compagnie, McCary évite soigneusement tout ce qui pourrait ressembler à l’ombre d’un conflit: les personnages réfractaires aux ambitions de cinéaste de James (ou qui en saisissent le caractère pour le moins inquiétant, voir malsain) finissent rapidement par céder face à son enthousiasme, et même ses kidnappeurs sont traités avec parcimonie, tacitement excusés comme des êtres égarés n’ayant eu que «des bonnes intentions». Aux aguets, on attend une part d’ombre ou un retournement qui finalement n’arrive jamais: Happiness ayant subi le traitement Little Miss Sunshine. Kyle Mooney, s’il défend son personnage avec un charme indéniable, ne réussit pas à élever un personnage au caractère assez lisse au-delà d’une évolution monochromatique. Quant à l’humour, malgré quelques blagues plus «risquées» («J’aurais aimé que tu sois kidnappée quand tu étais petite. On aurait passé des bons moments ensemble»), il reste encore trop sage et infantile pour que le film tombe dans un humour noir qui aurait pu expliquer la phobie des cinéastes pour tout sérieux face à leur sujet. Dave McCary n’a ni l’audace, ni l’esprit d’un Solondz ou même d’un Szifron ou Lanthimos. Son film est trop superficiel pour être une comédie dramatique réussie et pas assez trash pour être une bonne comédie noire (on se plait à imaginer ce que Solondz aurait fait d’une telle prémisse). Presque entièrement centrée sur le complexe «fish out of the water» du héros, la sauce sera étirée jusqu’à ses limites dans le troisième acte.

Brigsby Bear demeure ainsi un film au charme quirky affiché (une comédie noire diète), mais qui n’ose être davantage, s’en remettant entièrement à son seul concept (original au demeurant) pour garder son auditoire. Tout comme son personnage, qui repousse systématiquement la confrontation avec l’horreur implicite de sa situation, McCary ne s’élève pas à la hauteur de son sujet, nous laissant avec un film incapable de trouver sa voix.

Brigsby Bear – Dave McCary

The Endless – Justin Benson et Aaron Moorhead

The Endless de Justin Benson et Aaron Moorhead s’ouvre sur deux citations. La première, une citation ultra-connue (au point d’être devenue clichée) de H.P Lovecraft: «Il n’y a pas plus grande émotion que la peur. Il n’y a pas plus grande peur que celle de l’inconnu». La deuxième, un mot d’esprit anonyme: «Les amis se disent constamment leur amour. Les frères attendent un moment plus opportun, comme leur lit de mort». Les deux heures qui suivent seront une tentative (qu’aucun aurait dit vouée à l’échec) de concilier ces deux notions aux airs d’antithèse: l’horreur cosmique et la comédie fraternelle.

Justin et Aaron (interprétés au naturel par Benson et Moorhead, respectivement) sont deux frères ayant grandi dans un culte apocalyptique. Pendant leur adolescence, Justin, sentant l’influence néfaste du culte, a organisé une évasion pour lui et son frère, traînant au passage le culte dans la boue dans les médias. Plusieurs années plus tard, alors que les deux frères peinent à joindre les deux bouts dans leur emploi de nettoyeurs, Aaron convainc son frère de l’accompagner dans une visite au campement du culte. Les frères y trouvent une communauté heureuse, menant une vie paisible – mais quelque chose de plus sinistre semble se cacher sous ces apparences innocentes.

Le sujet des cultes est un terreau des plus fertiles en horreur. S’éloignant des satanistes des années 70 et 80, les dernières années ont offert une vision plus réaliste du milieu des cultes, notamment avec l’insidieux The Invitation de Karyn Kusama et le sinistre (et vaguement nihiliste) The Sacrament de Ti West. The Endless semble initialement s’engager sur ce chemin, ménageant ses effets et installant (avec quelques ratés narratifs) ses personnages et son ambiance. Nous nous centrons d’entrée de jeu sur les deux frères et leur relation difficile (l’un mentor de facto, l’autre cherchant son indépendance et son identité). Puis, les métaphoriques cercles vicieux dans lesquels sont coincés les personnages font place à d’authentiques cercles vicieux, sous la forme de boucles temporelles accompagnées par une série d’événements paranormaux – au suspense intimiste succède l’horreur lovecraftienne à grande échelle, peuplée de monstres invisibles au-delà de la compréhension humaine. Dès cet instant, le film met de côté la subtilité et les effets spéciaux bricolés pour devenir enflé et bruyant, à grand renfort d’effets générés par ordinateur.

La transition ne se fait pas sans heurt. Dans la première partie du film, on avait déjà été agréablement surpris par cette scène où les membres du culte, dans un rite initiatique, tirent de toute leur force une corde tenue en hauteur par une entité mystérieuse invisible dans les ténèbres de la nuit. L’effet simple mais inventif était parvenu à instaurer un climat d’angoisse sourde et demeure le moment le plus efficace du film. Mais hélas, force est d’admettre que quand l’horreur et l’entité apparaissent au grand jour (mal servies par des effets numériques plus ou moins réussis), l’ambiance et le suspense patiemment installés dans l’heure précédente se trouvent stoppés dans leur élan. La finale bombastique n’arrange rien et réduit un concept intéressant à une historiette de voyages temporels (qui sent fort le déjà vu) des plus banale, desservie par un montage quelque peu approximatif et une direction photo ordinaire (la colorisation désaturée fait parfois peine à voir). Le scénario de Justin Benson vend en outre la mèche trop vite, ruinant sa propre tension en dévoilant au grand jour des secrets qui auraient bénéficié à être entourés de davantage de mystère.

The Endless – Justin Benson et Aarond Moorhead

Liberation Day – Morten Traavik et Ugis Olte

L’année 2015 était à marquer d’une pierre blanche pour la Corée du Nord: pour la première fois, un band rock occidental allait se produire sur ses terres. Et pas n’importe lequel: la formation proto-industrielle slovène Laibach, connue entre autres pour ses reprises teutoniques de chansons pop et son utilisation (controversée) de l’imagerie nazi. Comme le dit candidement le représentant nord-coréen qui les accueille à Pyongyang, Laibach est possiblement le groupe le plus inapproprié pour jouer en Corée du Nord (on imagine d’ailleurs que si un tel groupe faisait son apparition là-bas, on lui réserverait un tout autre traitement qu’à Leibach). Morten Traavik, co-réalisateur avec Ugis Olte de Liberation Day (et responsable de la venue de Laibach en Corée du Nord), ne se laisse pas démonter. Le sourire en coin, il fait remarquer à son interlocuteur qu’eux aussi ont été accusés de tous les maux par la presse occidentale: les voilà avec un point en commun. Et en un sens, si Laibach est, à toute fin pratique, le groupe le plus incongru pour faire un concert en Corée du Nord, c’est, d’un point de vue symbolique, le seul groupe possible: intimement, Laibach et la Corée du Nord sont symboliquement les deux faces d’une même médaille.

Si Laibach est la vedette du concert, dont Liberation Day documente la laborieuse préparation (entre équipement désuets et barrière langagière), la vedette du film est incontestablement Traavik, personnage charismatique mais proche du control freak, gérant l’équipe du concert et ses interlocuteurs nord-coréens avec la même poigne de fer vaguement dictatoriale (c’est de circonstance). Avenant et  jovial, ses motivations profondes n’en demeurent pas moins un mystère: ses propos sur l’ouverture d’une brèche dans la carapace nord-coréenne sonnent presque intentionnellement creux (voir spectaculairement malavisés, compte tenu de la violation systématique des droits humains quotidiennement exposée en Corée du Nord), mais sa proximité avec les autorités locales (il a effectué plus d’une quinzaine de missions diplomatiques et culturelles à Pyongyang et semble jouir de faveurs auprès de dirigeants assez haut placés) tend à réfuter l’hypothèse d’une simple provocation, d’un coup d’esbroufe dénué de réflexion ou d’intention. Les nord-coréens s’entourent eux aussi d’un mystère assez opaque, sans qu’on ne soit jamais sûr de leur degré de compréhension et d’approbation de la farce qui s’organise autour d’eux. Leur scepticisme (tantôt amusé, tantôt outré – mais jamais réellement menaçant) devant les propositions iconoclastes de Laibach est en soi assez éloquent («They’re wondering if we’re real musicians», déclare un membre du groupe), tout comme leurs demandes de censure somme toute cosmétiques, gérées avec diligence par un Morten Traavik des plus coopératifs. L’identité du gagnant de cette lutte symbolique reste des plus ambiguës – dans la mêlée, Laibach (obéissant benoîtement aux consignes et cherchant tant bien que mal à présenter un spectacle fidèle à l’esprit de leur groupe) et le peuple nord-coréen s’en retrouvent presque effacés – la rencontre, loin d’être le cataclysme attendu de part et d’autre (mais peut-être pas réellement attendu), témoigne du fossé entre ces différents univers.

Au terme de Liberation Day, la dictature autarcique et son éternellement mystifiant culte de la personnalité restent toujours obscurs. Ce que Traavik nous tend, davantage qu’un portrait d’un régime proche du culte, c’est un miroir vers les propres zones d’ombre de nos systèmes démocratiques, leur implicite menace de fascisme – un fascisme dont Laibach n’est que la manifestation. L’espace d’un concert, les barrières se sont soudainement affaiblies – l’Occident a montré à la Corée du Nord le potentiel terrifiant de son pouvoir.

Liberation Day – Morten Traavik et Ugis Olte © Joerund F Pedersen

Animals – Greg Zglinski

Greg Zglinski nous amène au monde du rêve et des animaux avec le réussi mais dérivatif Animals, une coproduction Suisse-Pologne-Autriche. On y suit un couple autrichien s’apprêtant à partir aux Alpes pour un séjour prolongé. L’infidélité de Nick (Philipp Hochmair) est presque ouvertement affichée à sa femme Anna (Birgit Minichmayr), écrivaine pour enfants accablée par la page blanche alors qu’elle tente d’écrire son premier roman «adulte».

Après une collision avec un mouton (!), un climat déjà tendu prend des allures cauchemardesques alors que se multiplient les doppelgangers, les animaux parlants, les distorsions temporelles et autres bizarreries. La santé mentale d’Anna, fragile, semble à tout moment sur le point de basculer alors que les jours se muent en semaines et que le jour passe littéralement pour la nuit. Sans avoir recours aux effets grandiloquents de The Endless, Zglinski installe furtivement et insidieusement une ambiance de méfiance et de paranoïa, dévoilant lentement et habilement l’information, gardant le spectateur dans un état de doute quasi constant quant à la réalité des visions. Phénomènes surnaturels bien réels ou délires d’Anna alimentés par le gaslighting constant de Nick? Parallèlement à la désintégration du couple, on suit Andrea, l’amante de Nick, chargée de surveiller leur appartement autrichien, qui se retrouve elle-aussi mêlée au jeu de faux-semblants, entre autres par l’intermission d’un homme convaincu de reconnaître en elle une femme pourtant décédée dans un accident de voiture. L’appartement autrichien et la maison suisse ont des intérieurs quasi identiques, favorisant d’étrange jeux de permutation entre les deux espaces.

La formule opaque de Zglinski demande indéniablement un investissement constant du spectateur, et beaucoup seront laissés sur leur faim par une finale n’expliquant que fort peu les tenants et aboutissants de cette fable anxiogène qui donne parfois l’impression de tourner à vide, cherchant davantage à désorienter qu’à communiquer quoi que ce soit de tangible. Il n’en demeure pas moins que le montage serré et la direction photo (faisant la belle part aux magnifiques paysages suisses dans de somptueux plans larges) se révèlent en tout point exemplaires, donnant l’impression d’assister à un rêve prêt à devenir cauchemar à tout moment.

Animals est bien évidemment dérivatif (parfois au point de l’excès) de l’œuvre du regretté Zulawski, particulièrement Possession et Szamanka: on y retrouve l’ambiguïté entre la folie et le surnaturel, le gaslight, le couple au bord du précipice, la femme névrosée, l’homme chauvin, l’anxiété créative, les doubles, la narration elliptique. Malgré une émulation très réussie de ces éléments iconiques, qui ont fait la réputation du grand maître, on sent Zglinski en difficulté quand il s’agit de se distinguer de ses références et de monter sa propre signature d’auteur. En outre, son scénario (co-écrit par Jörg Kalt) souffre d’être un peu trop attaché à une certaine «formule» du genre, dont il lui est par la suite difficile de déroger. Animals, s’il est un film techniquement réussi, n’en demeure pas moins l’œuvre d’un apprenti, qu’on espère voir bientôt voler de ses propres ailes.

Animals – Greg Zglinski © Wojtek Sulezycki

78/52 – Alexandre Philippe

78 plans – 52 secondes: c’est tout ce qu’il aura fallu pour changer le cinéma. Je fais ici référence à la légendaire scène de la douche du Psycho d’Alfred Hitchcock, examinée sous toutes ses coutures dans 78/52 de Alexandre Philippe, à qui on devait déjà le tragicomique The people vs George Lucas, documentaire très réussi sur la relation entre une œuvre d’art et son audience.

Il est encore une fois question de cette relation, puisque le film est principalement construit sur les interventions de différents fanatiques autoproclamés de Pycho, qui livrent leurs impressions de la fameuse scène où, s’il est besoin de le rappeler, le personnage tragique de Marion Crane (Janet Leigh) est sauvagement poignardé alors qu’elle prend sa douche au désormais iconique Bates Motel. À l’instar de The people vs George Lucas, qui bénéficiait de son casting à la fois amusant et attachant de fanatiques déçus de la saga Star Wars, 78/52 tire avantage d’un ensemble d’intervenants prestigieux et diversifié: les célébrités hollywoodiennes (Guillermo del Toro, Elijah Wood, Jamie Lee Curtis, Peter Bogdanovich, etc) côtoient les réalisateurs de film d’horreur (Karyn Kusama, Aaron Moorhead, Eli Roth) et les artisans de l’ombre: monteurs, preneurs de son et directeurs photo[1]. À son grand honneur, Philippe est même parvenu à retrouver la doublure de Janet Leigh lors du tournage de la fameuse scène, la pétillante Marli Renfro, qui révèle plusieurs secrets sur la création de ce tour de force du cinéma d’horreur.

Malgré la formule intentionnellement mince du documentaire, Philippe, avec un sens du rythme stupéfiant, réussi à amalgamer ce qu’on présume être des heures et des heures d’entrevue en un tout cohérent et impeccablement structuré, sans jamais lasser ou ennuyer le spectateur. Après une première partie situant le film et son contexte historique, nous passons à la scène à proprement parler, qui se trouve décortiquée dans ses moindres détails, plan par plan. Le cadrage, l’éclairage, le montage, les effets sonores, la musique, la direction d’acteurs: autant d’éléments (des détails diront certains) qui furent minutieusement travaillés par un Alfred Hitchcock au sommet de sa virtuosité cinématographique. Alternant entre analyse de fond et réactions spontanées des intervenants, 78/52 demeure une démonstration éloquente du génie du cinéaste, dont le talent et l’influence sont tout aussi pertinents aujourd’hui qu’à l’époque.

Si 78/52 est un documentaire très réussi, on peut lui reprocher sa tendance occasionnelle à sombrer (à l’instar de The people vs George Lucas) dans un excès d’enthousiasme «geek». En effet, l’exaltation des commentateurs, pour qui Hitchock et Psycho font figure d’évangile, ne laisse guère place à un contre-discours qui aurait pu nous en apprendre plus sur l’impact de la scène sur la psyché américaine ou sur la personnalité ambiguë du cinéaste lui-même. Les zones d’ombre semblent ici volontairement laissées à distance, dans un désir de ne pas trop créer de remous ou de salir la réputation posthume d’un génie pratiquement intouchable. On aurait, par exemple, souhaité entendre davantage les réflexions de Karyn Kusama, qui évoque la scène de la douche comme la première représentation du corps féminin pris d’assaut au grand écran.

78/52 – Alexandre Philippe © Robert Muratore

Drib – Kristoffer Borgli

L’art contemporain a des jours très sombres devant lui quand même une artiste reconnue (voire vénérée) comme Marina Abramović est réduite à servir de punchline dans une publicité d’Adidas. Autrefois méprisée, la pratique du «sell-out» a un bel avenir devant elle: non seulement  est-elle devenue presque universellement acceptée, elle est même espérée, voir considérée comme le signe du succès. L’artiste moderne rêve maintenant du jour où son travail sera approprié par des publicistes, ou encore, consécration ultime, le jour où il ou elle sera invité.e à pratiquer son art dans un vidéoclip de Lady Gaga ou Jay-Z.

En ce sens, l’artiste Amir Asgharnejad  fait figure d’élu dans le club sélect de l’art contemporain: après qu’une série de performances filmées où il se fait casser la figure par des inconnus provoqués en duel (concept tenant à la fois du Fight Harm d’Harmony Korine et des performances d’Andy Kaufman) soit devenue virale, il est contacté par une agence publicitaire cherchant à intégrer son idée à une campagne promotionnelle pour une boisson énergétique (qu’une entente de confidentialité empêche de nommer, d’où la marque fictive créée pour le film, Drib). Le film de Kristoffer Borgli se veut à la fois un documentaire rétrospectif sur les événements et une reconstitution (à l’aide d’acteurs jouant les personnages réels) mettant en vedette Asgharnejad dans son propre rôle (seule exigence de l’artiste pour donner son feu vert à la production).

Énergique et cinglant, Drib est une incursion acerbe dans le monde de la pub, bras armé du capitalisme moderne, où travaille une armée de pions convertis à l’idée de «vendre du rêve». Avec son art de performance facétieux et ambigu[1], notre héros est le proverbial poisson hors de l’eau dans un univers conformiste (malgré des prétentions de «rebel attitude» alimentés de buzzwords opaques) fondé sur les objets et leur consommation. Asgharnejad joue le jeu, autant pour les publicistes (le passé) que pour les cinéastes recréant son histoire (le présent) – mais son caractère imprévisible et moqueur suggère une personnalité plus dure à cerner qu’on ne le croit initialement, ni arriviste servile ni militant gauchiste infiltré. Si on peut être certain d’une chose, c’est qu’il souhaite avant tout être libre; cela implique entre autre de briser à de nombreuses reprises la «réalité» du film qu’il est en train de tourner: modifiant son dialogue, cabotinant, protestant contre un scénario qu’il ne juge pas assez fidèle à son expérience. Plutôt que de laisser ces moments de vérité dans la salle de montage, Borgli s’en empare, les conservant à titre de témoignage dans le film. C’est ainsi que Drib, d’abord un document sur un artiste impossible à cerner dans un monde formaté, devient lui-même un film difficile à cerner, ni tout à fait une œuvre de fiction, ni  tout à fait documentaire.

Le processus est certes gros (le publiciste interprété par Brett Gerlman est une véritable caricature), mais sans doute nécessaire face à une bête instrumentalisant même la résistance face à elle (quand cette résistance n’est pas une simple parade pour quelques escrocs avides de subventions). Les créateurs de Drib ne prétendront sûrement pas avoir tenté de faire acte révolutionnaire avec leur film – tout au plus leur aura-t-il permis de se payer la tête de quelques mafiosos de la pub (on pense à la démarche similaire – quoi que plus porteuse, on en conviendra – du Merci patron! de François Ruffin). Néanmoins, face au cynisme du milieu de l’art contemporain, la simple liberté d’Asgharnejad (qui, aux dernières nouvelles, est sans emploi mais continue à pratiquer son art) fait office de résistance[2].

Drib – Kristoffer Borgli

Money – Gela Babluani

En provenance de France, une proposition surprenante nous attend avec Money (aussi présenté sous le titre de Money’s Money). Sous les auspices d’un thriller tout ce qu’il y a de commun (une invasion de domicile qui tourne mal), le cinéaste Géla Babluani (13 Tzameti)  nous offre plus d’une surprise avec ce conte vicieux sur la rapacité humaine, qui, s’il ne gagnera pas nécessairement les premiers prix pour son originalité, saura garder l’attention de son public.

Dans la ville portuaire du Havre (localisation lourde d’un symbolisme approprié: Quai des brumes de Carné et La Bête Humaine  de Renoir y sont également situés), un jeune trio de voleurs (Georges Babluani, Vincent Rottiers et Charlotte van Berveselles) s’apprête à braquer le manoir d’un bourgeois (Louis-Do de Lencquesaing) qu’ils ont surpris en train de prendre possession d’une valise remplie d’argent. La cible semble facile, et la récompense (plusieurs milliers d’euros divisés à trois) à la hauteur de l’effort – elle leur permettrait en outre d’échapper pour de bon à la misère de leur quotidien.  Première surprise à leur entrée dans le manoir: le possesseur de la valise gigote au bout d’une corde. Deuxième surprise: l’homme n’est autre qu’un ministre influent, coincé dans une ténébreuse affaire de chantage avec la mafia locale – les ennuis ne font que commencer.

Si les prémisses du film nous situent dans le terrain familier du thriller, il demeure que Babluani se débrouille avec élégance et méthode pour maintenir le rythme et faire monter la tension. Alternant avec fluidité entre chacun des membres du trio (séparés après le braquage – je n’en dis pas plus), le montage maintient un rythme effréné, tandis que la direction photo fait la belle part aux bas-fonds du Havre et leur population interlope. S’échelonnant sur toute une nuit, l’action est soutenue et y va de retournement en retournement alors que voleurs, mafieux et politiciens se lancent à la recherche de l’argent disparu dans les trains, ruelles et manoirs cossus.

Désespérés et apparemment prêts à toutes les bassesses pour sauver leur peau (et faire un peu d’argent par la même occasion), les personnages n’en demeurent pas moins profondément humains, dans tout ce que cette notion peut avoir d’absurde et de complexe. Habile metteur en scène, Babluani (qui a raconté s’être inspiré de faits vécus par des membres de son entourage) décortique avec un œil acerbe (et non dénué d’humour) les retranchements où le désespoir pousse les gens, qu’ils soient riches ou pauvres.

Ce véritable examen clinique des travers d’une humanité plongée dans un monde gouverné par la peur et la corruption évoque (sans jamais se limiter à le singer) les grandes années du film noir, leur ambiguïté, leur renversement des codes moraux – tout en ayant une touche résolument moderne dans son traitement (à la lumière feutrée des lampadaires de Quai des Brumes se succède la lumière blafarde des néons du Havre moderne). Le casting mérite également des éloges, notamment Georges Babluani dans le rôle principal, Louis-Do de Lencquesaing et l’incontournable Benoît Magimel, qui nous fait oublier son pénible détour par Marseille avec une délectable composition d’homme de main blasé («Bon… il est où, ce putain de fric?»), fatigué et vêtu d’un horrible veston deux tailles trop grand.

Après le succès de son précédent 13 Tzameti, Géla Babluani propose avec Money une œuvre dépouillée mais efficace, qui lui promet sans aucun doute une place parmi les grands noms du thriller français, dont il annonce par la même occasion une certaine renaissance après plusieurs années d’errance.

– Géla Babluani

Le festival Fantasia avait lieu du 13 juillet au 2 août. Cliquez ici pour consulter les autres articles de notre couverture.

[1] On regrette néanmoins l’absence de Slavoj Zizek.

[1] Une autre de ses performances impliquait de faire consommer (à leur insu) de la MDMA aux visiteurs de son exposition (en réalité, des acteurs simulant des overdoses).

[2] Parlant de pub, on m’accordera un bref aparté pour m’insurger contre l’immondice spirituelle de la publicité de Samsung précédant (au plus grand malheur de votre serviteur) chacun des films au programme, sans exception (je ne jette pas la pierre à Fantasia – les commandites sont ce qu’elles sont). Non contente de réduireAcross the Universe à une banale musique de fond, cette infâme publicité nous présente comme une vertu (il faut le faire) des images d’enfants prisonniers d’écrans numériques. D’abord, un bébé se fait agressivement filmer par un père manifestement incapable de vivre sa paternité sans l’intermédiaire de son téléphone intelligent, puis le même bébé se fait agressivement braquer un cellulaire sous les yeux pour voir son père (qu’on donne une médaille au génie ayant pensé à cet audacieux renversement symbolique entre filmeur et filmé) contemplant – c’est-à-dire filmant – les aurores boréales (on a droit à un reflet verdâtre des plus anxiogènes dans les yeux du poupon) tandis que sa femme (quel progressisme!) reste à la maison pour s’occuper des enfants. Finalement, on voit un jeune étudiant (est-ce le bébé qu’on voyait précédemment? Si oui, pauvre enfant) fuyant des dinosaures grâce à son casque de réalité virtuelle – ce qui passe aujourd’hui pour de l’éducation, je présume. Plan final : une  bande de jeunes, anonymes sous leur casque de réalité virtuelle, assis en silence sur le plancher, perdus dans quelque opium numérique. Slogan: «One generation’s impossible is the next one’s normal». Voilà probablement le film d’horreur le plus effrayant que j’ai vu de tout le festival. Après cette purge, j’accueille presque avec joie la publicité de nouilles instantanées Nongshim. Les imbéciles heureux qui la peuplent dégustent peut-être une piètre excuse pour une soupe, mais au moins ils en lèvent les yeux à l’occasion.

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM