Les Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) présentaient du 10 au 20 novembre leur 19ème édition. L’Artichaut magazine a dépêché trois de ses collaboratrices pour couvrir ce festival du documentaire éclaté, engagé et puissant. Voici les critiques de The Prison in Twelve Landscapes (Brett Story), Fuocoammare, par-delà Lampedus (Gianfranco Rosi) et Nuts! (Penny Lane), par notre collaboratrice Brigitte Voisard.
The Prison in Twelve Landscapes – Brett Story
La jeune réalisatrice canadienne Brett Story nous présente The Prison in Twelve Landscapes, un traitement bien particulier du sujet chaud qu’est le système carcéral américain. Jamais sa caméra n’entrera dans une prison. Selon Story, ces lieux qui occupent une place croissante au sein de la société américaine sont parallèlement de moins en moins visibles. Pour la réalisatrice, ce problème d’accès est devenu une source d’inspiration.
Le titre ne ment donc pas. La prison est décortiquée en 12 lieux connexes qui abordent l’enjeu par la bande. Le résultat est un film-collage étrangement libéré par la rigidité de sa structure. Un lieu, un témoignage, une visite à la fois. La réalisatrice ne déroge pas au cadre, se limite à des portraits ponctuels. Regards sur des individus, des quartiers, des compagnies, des lois. Story dément les mythes du système carcéral en tournant le dos aux clichés et aux statistiques. En résulte un film qui, sans une once de didactique, reste politiquement très chargé.
L’ordre des segments ne repose pas sur une logique géographique, mais sur un grand souci du rythme. On passe de la ville de New York à l’est du Kentucky aux forêts de la Californie. Un ancien détenu joue aux échecs avec des étrangers au Washington Square Park de New York. Il a appris en prison. Aujourd’hui, il donne des cours. Un autre, dans le Bronx, a ouvert une entreprise misant sur les articles permis en prison, facilitant la vie des proches qui se cassent la tête pour envoyer un colis. Devant certaines règlementations plutôt absurdes, il a depuis longtemps arrêté de poser des questions. Sur des images de feux de forêt, une femme raconte son travail de pompière. On découvre sans trop de surprise qu’elle fait partie d’une escouade de détenues. Les gens qui les voient passer les qualifient d’héroïnes. Il sera bien sûr presque assurément impossible pour elles de se trouver tel emploi à leur sortie de prison.
Certains lieux offrent un lien évident avec la prison, d’autres suivent une tangente moins évidente. La longue séquence dédiée à la visite de Quicken Loans, par exemple, laisse plusieurs spectateurs perplexes. Une compagnie de prêts hypothécaires installée depuis peu au centre-ville de Détroit bénéficie d’une grande coopération de la part des forces policières du quartier. Pourtant, les secteurs environnants sont encore laissés à l’abandon, et les relations avec les policiers sont beaucoup moins aimables. Par un saut dans le temps inattendu, Story nous présente des images d’archives de Détroit en 1968. Plus besoin de lire entre les lignes : ce haut lieu du mouvement des droits civiques est encore et toujours un haut lieu d’inégalités.
Ce qu’on sent clairement, un segment à la fois, c’est l’ampleur et la multiplicité des injustices qui façonnent ce système. S’approchant de ses dernières séquences, le film se ressert consciemment autour du comté de St-Louis. Peu de temps après la mort de Mike Brown à Ferguson, Brett en fait un de ses « landscapes ». La colère monte alors qu’on nous présente un lieu où il est possible pour une femme noire de passer 15 jours en prison pour ne pas avoir replacé le couvercle d’une poubelle. La file d’attente devant le palais de justice (situé dans le gymnase d’une école secondaire) est constituée d’une grande majorité de gens noirs. Les thèmes effleurés auparavant sont maintenant soulignés en gras : la race, la classe économique et la bureaucratie sont les plus grands joueurs du système carcéral. C’est un système dans lequel les gagnants et les perdants sont souvent déterminés d’avance. Et c’est un système dont les effets se font sentir bien au-delà de ses murs.
Brett a misé sur l’idée que le film devienne un tout plus grand que la somme de ses parties. Son pari s’est avéré juste. En créant une accumulation, mais en évitant la répétition, le résultat parle plus fort que n’importe quel amas de statistiques. La fin du film crée une boucle, solidifiant le rythme du tout en revenant à la scène du début : un autobus bondé de proches de détenus, en route vers une prison de l’État de New York. La route se fait longue, quand apparaît soudain la silhouette d’une forteresse. La caméra se retourne tranquillement pour regarder le pénitencier en face. Soudainement, ce n’est plus le mur de brique qui intimide. Tous les autres murs, invisibles, érigés en son nom, sont beaucoup plus menaçants.

Fuocoammare, par-delà Lampedus – Gianfranco Rosi
Fuocoammare, par-delà Lampedusa, n’est pas le documentaire sur la crise des réfugiés qu’on s’attend à voir. Gagnant de l’Ours d’or au dernier festival du film de Berlin, c’est un film contemplatif, silencieux, lent. Pas dénué d’humour. Un pied de nez au traditionnel segment de nouvelles de trois minutes.
L’île italienne de Lampedusa est située à 205 kilomètres de la Sicile et à 113 kilomètres de la Tunisie. D’une grosseur de 20 kilomètres carrés, elle a une population d’environ 6000 habitants. Dans les 20 dernières années, elle a vu passer plus de 400 000 migrants, sans compter les 15 000 individus qui sont morts en cours de route.
Ces statistiques visibles à l’écran à l’ouverture du film sont les seules marques concrètes de la main du réalisateur Gianfranco Rosi. Pas d’entrevues, pas de narrateur. Une caméra majoritairement fixe. L’observateur est à la fois effacé et magnanime : la beauté des plans et la lenteur du rythme ne nous laissent pas oublier sa présence ni la raison de celle-ci. À travers le regard de Rosi, le départ d’un hélicoptère prend une ampleur poétique, tout comme l’apparence incongrue des couvertures thermales dorées métalliques auxquelles s’accrochent les réfugiés. Un tournoi de soccer par nationalité est organisé dans le centre d’accueil. Une femme, cherchant un proche des yeux, réalise qu’il n’a pas survécu au naufrage. Un homme, prêt à se faire photographier par des officiels, se tourne plutôt vers la caméra de Rosi. Il nous regarde le regarder. Fixement, longuement.
Mais la vie sur l’île continue.
Le réalisateur Gianfranco Rosi a passé un an sur cette île au centre de la crise actuelle des réfugiés. Le film y fait écho. Rosi place la crise des réfugiés au sein de la vie quotidienne d’une poignée d’habitants qui ne peuvent que continuer de vivre. Ainsi, pendant plus de la moitié du film, il n’est pas question des réfugiés. Rosi pose entre autres une attention particulière sur le jeune Samuele, un garçon de 12 ans, et son entourage. Samuele va à l’école, il fabrique des frondes, il apprend à ramer. Sa grand-mère lui fait des pâtes, son professeur s’inquiète de ses progrès en anglais. Est-ce pour dire que tous ces gens sont insensibles à ce qui se passe autour d’eux? Ce serait là l’interprétation d’un film bien sévère, un qualificatif qui ne colle pas à Fuoccoammare. Reste que Rosi sépare, de manière presque hermétique, le monde des habitants de l’île à celui des migrants. De tous les personnages de Rosi, il n’y en a qu’un que l’on voit être en contact direct avec la crise : le docteur Bartolo, seul médecin de l’île. Il est hanté par des images des cadavres restés au fond de cales insalubres. Son travail est fascinant, ses témoignages sont touchants. On voudrait qu’il nous en dise plus long.
Pourquoi donc avoir choisi de montrer deux mondes complètement isolés ? Est-ce vraiment de réalité que Rosi veut parler, ou d’autre chose ? Dans les séquences chez les habitants, il choisit des personnages pittoresques, certains qu’on croirait sortis tout droit d’une bande dessinée. Le plongeur en apnée qu’on voit passer, tout bonnement. Le vieux couple marié et silencieux, presque caricatural dans le maintien religieux de ses habitudes. Le jeune Samuele, une fronde dans la poche et une lampe torche à la main, évoquant les tendres souvenirs d’une enfance qui nous paraît être d’une autre époque. De ce concert à plusieurs voix émane une impression d’un monde figé dans le temps, féerique.
Le parallèle avec une crise d’une actualité accaparante n’en est que plus frappant. N’est-ce pas là l’idéal recherché par ces gens qui ont dû fuir leur chez-soi? L’appartenance à une communauté, l’identité forgée par des traditions immuables ? Un groupe d’hommes venant d’Afrique chante leur parcours. Leur récit est fier et douloureux. Ils chantent pour les gens qu’ils ont perdus en chemin et ils chantent leur victoire à eux. « It is risky in life not to take a risk. And now we are here. » Ces gens ne se résument pas aux statistiques et aux images choquantes. Peut-être Rosi voulait-il montrer le travail à faire pour réellement intégrer ces réfugiés à leur pays d’accueil. En forçant un parallèle contrasté, peut-être voulait-il qu’on puisse s’imaginer l’ampleur de leur quête. Dans tous les cas, il serait faux de dire que Fuoccoammare manque d’empathie. C’est, avant tout, le film d’une quête universellement humaine : le droit au quotidien.

NUTS ! – Penny Lane
Dans les années 20, le docteur John Romulus Brinkley a introduit une solution révolutionnaire à l’impotence chez l’homme : la greffe de glandes testiculaires de chèvres. Médecin visionnaire, politicien, pionnier de la radio, homme d’affaires. Comment définir un tel homme en un seul mot ?
Escroc, bien sûr.
Pourtant, la réalisatrice du film Nuts !, Penny Lane, ne nous laisse pas nous en sortir si facilement. Difficile, même en ne connaissant pas d’avance les exploits du « docteur » Brinkley, d’adhérer à l’idée qu’une greffe de testicule interespèces puisse avoir un effet bénéfique sur la santé d’un humain. Et pourtant… Le doute est semé. Tout comme le maître manipulateur dont elle fait son sujet, Lane cherche à nous faire croire à l’impossible. En mêlant images d’archives, reconstitutions animées, articles de journaux, extraits radio et entrevues avec des experts, elle réussit à maintenir un rythme effréné tout au long du film. Le résultat est absolument divertissant, le résultat d’une esthétique et d’un humour qui n’ont certainement pas été choisis au hasard. Un spectateur amusé suspend-il plus facilement son jugement ?
Il ne faut toutefois pas croire que Lane se joue du public. Il n’y a pas de mépris dans sa démarche. Si elle la qualifie elle-même de « malhonnête », on ne peut pas dire qu’elle se joue de nous de manière beaucoup plus scandaleuse que n’importe quel autre film qui prétend à une vérité absolue. La musique est manipulatrice et le personnage est attachant. Les témoignages anecdotiques sont nombreux, les détails sont gommés. En tant que grands et sérieux consommateurs de documentaire, il est à nous de voir clair dans son jeu : Lane protège l’identité de son personnage comme il l’aurait fait lui-même. Ainsi, plutôt que de nous permettre de nous flatter l’ego devant la naïveté des gens d’un autre siècle, nous sommes nous-mêmes pris au piège.
Le format sert parfaitement le propos : un manipulateur est présenté de manière manipulatrice par un média facilement manipulable. À la manière de Brinkley, Lane s’approprie la vérité. Le générique du début met l’accent sur le concept d’un film basé sur un livre : The Life of a Man, biographie autorisée de John R. Brinkley publiée en 1934 par la Goshorn Publishing Company. On ne nous laisse pas l’oublier : chaque segment est nommé selon un chapitre de l’œuvre, le tout accompagné par une animation de pages tournées, comme on en trouverait dans un conte de fées. On en met un peu trop ? De fait, il nous est plus tard révélé que la Goshorn Publishing Company appartenait à M. Brinkley et que l’œuvre en question était, en grande partie, un produit de l’imaginaire de son auteur, Clement Wood. Cohérente, Lane fait de cet auteur le narrateur du film. Celui-ci garde son identité même une fois le mythe de la biographie discrédité. On continue à brouiller la vérité et la fiction, peut-être pour mieux comprendre l’homme à l’ego incommensurable. Ego qui lui permet en fin de compte de croire à ses propres mensonges. Il faut noter que, le film ayant pris 8 ans à réaliser, Lane ne pouvait s’imaginer qu’il trouverait écho sur la scène politique américaine de 2016.
La réalisatrice a jugé nécessaire de fournir à ses spectateurs une liste de 319 faits à propos de la vie de John R. Brinkley, disponible sur le site internet du film. En triant le vrai du faux, une chose devient claire : Brinkley a fait sa fortune sur le dos de milliers de gens pendant la pire crise économique de l’histoire des États-Unis. Pour ce faire, il a mis au point des innovations qui sont devenues pratiques courantes : le courrier indésirable, les émissions de publi-information, la radio populaire. Il s’est sorti de l’embarras un nombre incalculable de fois, toujours en inventant une issue à laquelle la loi n’avait pas pensé. Il était indéniablement un homme de génie. Pourtant, il a lui-même couru à sa perte en poursuivant son plus grand délateur pour atteinte à la réputation. En était-il à réellement croire en ses méthodes ? Le film se clôt sur les mots qu’il avait enregistrés, des années auparavant, dans le but de les léguer à son fils après sa mort. Un message clair : « Sois honnête ». Peut-être croyait-il réellement qu’il était un exemple à suivre. Peut-être, au contraire, qu’il portait en son fils une espérance de rédemption. La vérité, assurément, se trouve entre ces deux fictions.

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Article par Brigitte Voisard.