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16-05-2025 Vol 19

Seule contre tous : Elle de Paul Verhoeven

Avertissement : Cette critique traite d’agressions sexuelles.

« En voyant ça, vous ressentez plutôt de la peur ou de la colère? », demande un concepteur de jeux vidéo à trois joueurs plutôt indécis d’un groupe focus. Une incertitude similaire nous habite encore au générique de Elle. Est-on effrayé? Furieux? Hilare? Paul Verhoeven, revenu en Europe au tournant des années 2000, n’en est pas à sa première controverse. Le légendaire provocateur derrière Robocop, Basic Instinct, Starship Troopers et le tristement célèbre Showgirls, maintenant âgé de 78 ans, signe avec Elle son premier film français,adapté du roman Oh…, de Philippe Dijan. Malgré un bon accueil à Cannes, le film a provoqué des réactions divisées à sa sortie en salle, décrit par les uns comme un chef-d’œuvre d’empowerement, par les autres comme un navet misogyne. Il faut savoir qu’il s’agit non seulement d’un film inspiré du genre « Rape & Revenge », mais aussi… d’une comédie.

Le « Rape & Revenge » est un genre d’exploitation apparu dans les années 70 avec des films tels que The Last House on the Left, de Wes Craven (inspiré librement du Virgin Spring, d’Ingmar Bergman), et I spit on your grave, de Meir Zarchi. Ce genre, comme son nom l’indique, a une structure des plus simples : dans le premier acte, une femme est violée par un ou plusieurs hommes, avant d’être assassinée ou laissée pour morte. Par la suite, la femme ou ses proches (advenant sa mort) retrouvent le ou les agresseurs et exercent sur eux une vengeance aussi violente que dévastatrice, aux allures de catharsis. Comme on peut l’imaginer, le genre est entouré de controverse, vu par certainEs comme une exploitation sensationnaliste de la violence infligée à des millions de femmes, tandis que d’autres y voient un récit d’empowerement où une femme est libérée de son statut de victime et de « demoiselle en détresse » en se faisant justice soi-même. Elle s’amorce comme un film typique du genre, mais, comme dans les films précédents de Verhoeven, effectue plusieurs virages inattendus en cours de route, troquant une vengeance immédiate et évidente pour un jeu de chat et de souris autrement plus subtil et malsain, teinté d’un humour noir et décalé.

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Elle – Paul Verhoeven

Michèle Leblanc (Isabelle Huppert) est la co-directrice d’une compagnie de jeux vidéo. Elle vit seule dans une luxueuse maison parisienne, en compagnie de son chat. Au travail comme dans ses rapports avec les autres, elle est ferme, directe, confiante, indépendante – non sans une pointe d’humour acide. Du jour au lendemain, l’horreur : un homme masqué pénètre chez elle et la viole, avant de détaler. La violence (sexuelle ou non) envers les femmes comme motivation ou effet déclencheur est une convention narrative assez fréquente (la fameuse « femme dans le frigo »), au point d’en être devenue un cliché. Dans le cas du «Rape & Revenge», à travers le trauma du viol, l’héroïne parviendrait à une évolution intérieure – sous-entendu que pour devenir forte, il lui fallait d’abord être brisée, perdre son « innocence ». Interprétation pour le moins problématique par son adéquation du viol avec une inévitable « progression positive » et son instrumentalisation de la violence envers les femmes comme ressort dramatique. Le personnage de Michèle va toutefois déjouer ce cliché de perte d’innocence. Une fois l’agresseur disparu, son premier réflexe est de s’emparer d’un balai et de nettoyer les débris d’assiettes tombées pendant la lutte, tentant effectivement de balayer l’attaque sous le proverbial tapis. Révélant son attaque à ses proches désemparés, elle repousse du revers de la main leurs inquiétudes et se replonge dans son travail, refusant d’alerter la police. Malgré qu’elle se procure une bombe de poivre de Cayenne et suive des cours de tir, Michèle refuse de se laisser intimider, même quand elle reçoit des messages menaçants de son agresseur. Elle est certes ébranlée, mais pas désarçonnée, continuant à mener sa vie avec la même détermination tranquille qu’auparavant. Michèle va traiter son agression comme tous les autres problèmes auxquels elle a fait face : seule, sans épanchement, inébranlable. En cela, Elle renverse les attentes culturelles sur une certaine « idée » du viol, qui n’envisage qu’un seul type de victime et de réaction possible. On présente sempiternellement une femme visiblement brisée et anéantie, avertissant les policiers sur-le-champ, s’exprimant sans contradictions, doutes ou ambiguïtés, bref, une victime « parfaite », dont la vengeance ne serait que plus méritée. Comme l’actualité récente nous l’a tristement rappelé, cette conception de la réalité est pour le moins simpliste – si elle avait dénoncé publiquement son geste, on n’aurait aucune difficulté à imaginer Michèle traînée dans la boue par les chroniqueurs médiatiques qui ânonneraient du haut de leur tour d’ivoire qu’elle n’a « pas l’air de quelqu’un qui s’est fait violer ».

Rapidement, Michèle commence à soupçonner un membre de son entourage d’être son agresseur. Il faut dire que les choix ne manquent pas, Michèle étant systématiquement entourée de mâles dysfonctionnels, paternalistes, agressifs, mous ou machos. Ses employés (majoritairement masculins), avec un sexisme à peine voilé, remettent continuellement en question ses compétences (le choix de situer Michèle dans le milieu du jeu vidéo, dont le sexisme crasse a été exposé au cours des dernières années, n’est pas anodin) ; son amant (et mari de sa meilleure amie) la poursuit de ses avances vulgaires ; son ex-mari, écrivain raté en crise de cinquantaine, la colle comme une sangsue; quant à son fils, grand dadais sans envergure, il traîne les pieds devant sa copine caractérielle et vient régulièrement quémander de l’argent à sa mère. La propre mère de Michèle, grotesque adolescente de 70 ans, n’est pas d’un grand soutien, plus intéressée par son mariage avec son gigolo, un autre mâle pour le moins patibulaire. Dans ce monde où la misogynie est la norme et la culture du viol encore solide, la lutte de Michèle pour sa survie (car c’est bien de survie dont il est question) est constante. Seule Anna, sa collègue et meilleure amie qui endure elle aussi le sexisme ordinaire sur une base quotidienne, lui apporte son soutien solidaire.

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Elle – Paul Verhoeven

Le personnage de Michèle n’est pas sans son ambiguïté, qui devient particulièrement évidente dans le troisième acte. Michèle elle-même est présentée comme étant en quelque sorte complice de la culture du viol, son entreprise créant des jeux vidéo violents et machistes où les joueurs pénètrent le crâne d’une femme apeurée avec un tentacule phallique. Elle insistera même pour que la réaction de la femme à ce viol allégorique soit « d’avantage orgasmique » et, plus tard, elle explique  à un programmateur que si on ne voit pas la femme innocente et pure avant l’agression, le joueur « ne bandera pas ». Le rapport à la sexualité de Michèle est assez trouble, entre froide domination et abandon masochiste, toujours sur la ligne entre le désir et le dégoût, l’amour et la haine. Mais l’attitude de Michèle n’en est pas une de résignation  – quand elle s’abandonne – volontairement –   elle garde tout de même le contrôle de la situation. À un moment clé du film, Michèle, face à face avec le violeur démasqué, s’offre volontairement à lui. Estomaqué, impotent et humilié, celui-ci balbutie : « Ce n’est pas censé se passer comme ça ». En retournant ses propres armes contre lui, Michèle reprend le pouvoir qui lui avait été dérobé par son agresseur. Refusant le statut de victime innocente et asexuée, Michèle est un personnage complexe et insaisissable, magistralement interprété par Isabelle Huppert, qui offre une performance nuancée et contrôlée, dont il est impossible de détacher les yeux. Avec Elle, elle confirme une fois de plus son statut de plus grande actrice française de notre époque.

Il est certain que le propos ambivalent de Elle laisse perplexe et pourrait porter à penser qu’en mettant en scène un personnage comme Michèle, qui retourne volontairement vers son agresseur, Paul Verhoeven (qui a été plus d’une fois critiqué pour son traitement des femmes) banalise le viol, ou plus odieux encore, suggère qu’il est « mérité » ou « recherché ». Dans ce contexte, la position ouvertement satyrique du film pourrait aussi bien être une excuse pour sa misogynie latente. Malgré son détournement des clichés du « rape & revenge », Elle n’est pas exempt de certains poncifs du male gaze et demeure une vision d’hommes (réalisateur, scénariste et écrivain) sur la sexualité féminine, dont certaines positions sont éminemment critiquables – et avec raison. Malgré les questions importantes soulevées par le film, on hésitera à en faire une œuvre « féministe », malgré les encensements dithyrambiques de certainEs critiques.

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Elle – Paul Verhoeven

Paul Verhoeven doit sans doute jubiler devant les réactions divisées pour son film, lui qui a si souvent été à cheval sur la ligne entre la dénonciation et la célébration. Déjà à l’époque de Starship Trooper, aujourd’hui reconnu comme une moquerie de la fétichisation militaire américaine, plusieurs critiques l’avaient hâtivement accusé de faire l’apologie du fascisme. Le talent de Verhoeven a toujours été d’intégrer les plus grotesques clichés du cinéma hollywoodien à son œuvre, mais avec un regard amusé qui tient davantage du pop-art que de la parodie franche, le cliché poussé jusqu’à ses limites servant de commentaire sur la société dont il est issu. Elle, avec ses provocations et ses clichés outrageux (le violeur cagoulé sorti d’un mauvais feuilleton, les références à Hitchcock) semble s’inscrire dans cette continuité.

Jacques Rivette, qui défendait le conspué Showgirls, avait déclaré : « Comme tout Verhoeven, c’est très déplaisant : il s’agit de survivre dans un monde peuplé d’ordures, voilà sa philosophie. » Et il est certain que Elle, malgré son humour acide, est un film extrêmement déplaisant, dépeignant un univers où la misogynie est à ce point intégrée qu’il semble impossible de même imaginer une alternative. C’est dans cet enfer empreint d’une violence à peine voilée que Michèle doit survivre. Dans n’importe quel autre film, elle passerait pour une demeurée – dans Elle, elle flotte au-dessus de la mêlée, repoussant chaque nouvelle attaque avec la même détermination, la même opiniâtreté – rien ni personne ne semble pouvoir l’abattre. Tout comme Verhoeven a infiltré Hollywood, Michèle a infiltré le système machiste et l’a travaillé à son avantage. Elle, davantage que le récit de son agression (qui est symptomatique d’un problème plus large), est celui de sa quête pour reprendre le contrôle de sa vie – contrôle ayant été usurpé par les représentants (majoritairement masculins) de la société patriarcale : son père, sa mère, son ex-mari, ses collègues de travail, son amant, son agresseur. Ce film est évidemment destiné (avec raison) à aliéner une partie de son audience et à rencontrer la résistance. Rien pour effrayer Paul Verhoeven qui, pour le meilleur et pour le pire, signe ici un des films les plus complexes, provocants et incisifs de sa carrière.

Elle est sorti en salle le 18 novembre. Il a été sélectionné pour représenter la France aux Oscars.

Artichaut magazine

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