S’il est bien entendu poignant de se confronter à toute la douleur et à toute l’injustice que l’homme a créée dans le monde, qu’il crée et continue de créer, il est certain qu’il reste encore plus poignant de faire face à ce que cette douleur et cette injustice représentent et impliquent pour ceux qui n’ont d’autre choix que de subir, ceux qui, vulnérables, sans grande autonomie, ne peuvent faire autrement que de dépendre de ce que les autres ont décidé pour eux. Si le pouvoir se fait, bien entendu, toujours sentir sous plusieurs strates, l’enfant ne peut que se retrouver, avec d’autres, au bas de l’échelle, oscillant, sans réelle voix ni réel choix, entre les problèmes, douleurs et remous que les adultes lui font sentir ou subir et ce, de manière volontaire ou non. Les problèmes des adultes, des espaces, des temps, des territoires, de la politique, deviennent ainsi les problèmes des enfants, qui en deviennent, malgré eux, les victimes comme les miroirs.
Intéressées à mettre en scène et en images la complexité et la violence de certaines situations sociales, politiques et idéologiques des temps actuels, les œuvres respectives de Simon Lereng Wilmont, The Distant Barking of Dogs (2017), de Talal Derki, Of Fathers and Sons (2017), et de Vadym Ilkov, My Father is My Mother’s Brother (2018), toutes trois présentées lors de la dernière édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), ont, chacune à leur manière, puisé dans la figure vulnérable de l’enfance de manière à offrir des incursions privilégiées dans des situations sociopolitiques et humaines productrices d’injustices. Avec leur récit principal centré autour d’enfants ou d’un enfant, les œuvres explorent la réalité et le quotidien de ces jeunes en plein développement et en pleine découverte du monde qui les entoure, alors qu’ils sont malheureusement pris au centre d’un univers de violence, de tourments et d’incertitudes.
Premier long-métrage solo du cinéaste danois Simon Lereng Wilmont, couronné, en 2017, du prix « First Appearance Award » du renommé Amsterdam International Documentary Film Festival (IDFA), The Distant Barking of Dogs jette un regard intime sur le quotidien d’Oleg, un jeune garçon ukrainien de dix ans vivant seul avec sa grand-mère dans le petit village de Hnutove en Ukraine, tout près de la frontière russe. Si Oleg cherche à faire de son quotidien une réalité des plus banales, marquée par quelques heures d’école, de baignade dans le lac du village, de jeux et découvertes auprès de son cousin, Yarik, et de leur ami, Kostya, la réalité de ce jeune garçon se veut, dans les faits, profondément autre. Touché en permanence par la violence, la peur, la terreur et l’incertitude, son quotidien ne peut, être séparé de la situation dramatique que vit le petit village. Se trouvant depuis quelque temps déjà au centre d’un conflit qui le dépasse, Hnutove existe aujourd’hui comme une ville fantôme et une zone de guerre active où le gouvernement ukrainien et des séparatistes pro-russes ont choisi de s’affronter. Si une grande partie des habitants du village s’est déjà sauvée, Oleg et sa grand-mère, Alexandra, n’ont, eux, d’autre choix que de rester. Sans autre possession que leur modeste maison, sans endroit où aller, ils se sentent encore, ici, chez eux et ce, bien que leur foyer se fasse, jour après jour, de plus en plus dangereux et précaire: les jours d’école se font, pour Oleg, de plus en plus rares; les sorties de baignade dévoilent, à l’horizon, des tirs constants des deux côtés de la rive qui rendent le ciel, au-dessus du lac, jaune, orange et rouge; le trajet quotidien que le jeune garçon emprunte, parfois pieds nus, porte l’aura du danger, cachant peut-être quelques mines prêtes à exploser à tout moment.
Captant, avec proximité et douceur, et sans aucun regard caméra, l’intimité de cet environnement d’incertitudes et de dangers à l’intérieur duquel le bruit des balles résonne nuit et jour, le film propose une incursion empreinte d’empathie et de tendresse dans l’enfance de ce jeune garçon, constamment marquée par des figures de violence, voire dans la réalité de cet enfant en quête de son enfance et de son innocence. À travers ses découvertes et ses jeux, Oleg explore le monde comme il cherche à comprendre et à définir les limites qu’il est prêt à se donner. Combien de temps est-il capable de rester, terrorisé, loin de sa maison et sa grand-mère, alors que les tirs se font de plus en plus près? Est-il apte à rester stoïque et fort lorsque son ami, Kostya, jouant avec un fusil à plomb, lui ouvre la jambe à cause du ricochet d’une balle? Doit-il, peut-il, assassiner une grenouille à l’aide de ce même fusil, lorsque son ami l’encourage à faire comme lui? Curieux devant la violence qui rôde autour de lui, curieux devant son statut de garçon devant bientôt devenir un homme, Oleg vit son enfance. Portant une tendresse et un amour inouï pour sa grand-mère, seule figure maternelle qu’il lui reste (sa mère se trouvant au cimetière du village, où il se rend parfois pour lui parler et, même, pour repeindre sa croix), et habité par une certaine maturité précoce, en ce qu’il cherche à prendre soin de sa grand-mère autant que celle-ci prend soin de lui, il négocie sans cesse, à travers ses expériences, les limites de ce qu’il considère être le Bien et le Mal. Portrait avant tout touchant, marqué par la tendresse, existant entre les personnages, et par la tendresse que le cinéaste leur porte en retour, The Distant Barking of Dogs propose finalement, au spectateur attentif, une expérience profonde d’empathie, de curiosité et d’amour. Avec sa grandeur apparente, portée par la grandeur intérieure de ses personnages prêts à tout pour s’aimer et pour se protéger mutuellement, le film arrive comme une œuvre marquante qui nous fait sentir petit et humble devant la grande capacité des hommes à s’aimer et à rêver dans de tels contextes de violences et d’injustices.

Autre continent, autre pays, autre univers, Of Fathers and Sons, le dernier long-métrage documentaire du cinéaste syrien résidant maintenant à Berlin, Talal Derki (Return to Homs [2013]), pénètre, de son côté, la réalité d’une famille de Syriens, dont le patriarche, Abu Osama est l’un des fondateurs et membres de Al-Nusra, la branche syrienne du célèbre (ou tristement célèbre) groupe djihadiste Al-Qaeda. Lauréat de nombreux prix à travers le monde, dont, entre autres, le grand prix du jury pour un film documentaire dans la section « World Cinema » du renommé Sundance Film Festival (2018), le film donne à voir le quotidien de cet homme, de ce combattant islamiste radical, élevant, selon ses principes et idéaux, ses huit jeunes garçons (deux femmes, deux mères, existent aussi dans cette famille, ainsi que, il est à parier, quelques jeunes filles; or ces femmes n’apparaissent jamais à l’écran). Sans articuler de commentaire direct autre qu’un court prologue et qu’un court épilogue explicitant les émotions du cinéaste quant à l’expérience qu’il va vivre et qu’il a vécue, le récit se construit et se dévoile à travers un prétexte, voire un mensonge, auquel Derki tient, tout au long du projet, au péril de sa vie. Conscient qu’il reste impossible d’avoir accès au quotidien de cette communauté, Derki a, en effet, convaincu les militants qu’il était un vidéaste partisan intéressé à construire des images de propagande pour soutenir la cause, leur cause. C’est ainsi en passant comme ami et confident qu’il arrive à obtenir un accès privilégié à cette réalité, cette réalité que, à l’opposé de ses prétentions, il présente, au spectateur, comme son propre et pire cauchemar. Sous le couvert de l’objectivité, le film se dévoile alors comme tout sauf objectif en ce que le spectateur comprend et ressent très bien le dégoût, la peur et le jugement que le cinéaste porte envers l’homme et ses actions, dégoût, peur et jugement qui ne bougeront aucunement du début à la fin du film.
S’intéressant particulièrement à la réalité des jeunes garçons, dont Osama, 13 ans, et Ayman, 12 ans, qui sont posés comme les figures centrales, le film illustre ce que les idéaux, les choix et la situation du père, un père profondément aimant, impliquent pour les enfants, pour leur enfance et innocence. À travers le récit, les enfants se retrouvent alors, tour à tour, présentés comme balbutiant, comme premiers mots, des mots tirés du Coran, comme jouant, de manière toute naturelle, à fabriquer et à sauter sur des bombes, et comme joignant, dès l’adolescence, les rangs des combattants. Si le spectateur occidental, auquel le film semble bien évidemment adressé, peut facilement et rapidement voir l’horreur et l’injustice dans le trajet que ce père de famille a tracé pour ses enfants, ceux-ci semblent toutefois presque impassibles devant leur présent et leur futur; sans autre choix ou sans autre éducation, ils veulent, avant tout, rendre leur père fier. Et, en ce sens, si leur enfance se doit de disparaître, elle n’a qu’à disparaître. Jetant un regard sur une réalité que nous pouvions croire impossible d’accès, Of Fathers and Sons arrive finalement comme un document important pour l’histoire et l’humanité. Sans réelle empathie envers cet homme, ses idéaux et sa situation, sans réelle curiosité, même, envers ce que cette violence pourrait cacher, le film arrive toutefois, à mon avis, comme un acte dangereux en lui-même: dégoûté devant la réalité qu’il présente, désireux d’y libérer les enfants, il ferme la porte à un débat et à une réflexion sur les raisons qu’un tel radicalisme existe aujourd’hui dans le monde, qu’un tel radicalisme continue d’exister, pour plutôt consoler et réconforter le spectateur occidental dans ses propres idéaux, sa propre vision du monde. Si ce monde est bien rempli d’injustices et de violences, ce film nous aide bien à les regarder en face; or il reste à se demander si cette injustice et cette violence disparaîtront grâce à notre jugement et notre critique ou si elles tendront plutôt à disparaître par notre écoute, empathie et ouverture envers ce que nous ne comprenons pas, envers ce que nous rejetons plus que tout.

Le jugement est finalement repoussé dans les marges dans le beau et puissant My Father is my Mother’s Brother, premier long-métrage documentaire du cinéaste ukrainien Vadym Ilkov, présenté en première mondiale au grand festival Vision du réel (2018), où il est ressorti gagnant du prix du jury « Régionnyon » pour le long-métrage le plus innovant de la compétition internationale. Partageant, dans toute son intimité, la réalité d’une jeune famille non-conventionnelle ukrainienne, le film construit un portrait de Tolik, un jeune artiste de la scène underground, aujourd’hui devenu le père de substitution de sa nièce Katya, dont la mère, gardée recluse dans un hôpital psychiatrique, ne peut s’occuper. Construite toute en simplicité et en douceur, l’œuvre suit, avec empathie, le quotidien de cette famille et, plus spécialement, de Tolik et Katya, qui font avant tout de leur mieux pour survivre, pour être heureux, pour prendre soin l’un de l’autre. Avec son style de vie quelque peu éclectique, mariant les vernissages, les séances de création picturale et musicale à toute heure du jour, les spectacles de musique qu’il performe torse nu dans des bars sombres aux plafonds bas de la ville, Tolik se dévoile comme tout sauf la figure paternelle attendue. Dans une scène d’une grande puissance, alors que, assis sur le divan, il tient contre lui sa petite Katya endormie, il entonne avec férocité les paroles d’une de ses chansons: « Fuck me, baby, please. Fuck me, please ».
Prendre soin d’une enfant, devenir père, même par substitution, n’est clairement pas une option désirable pour Tolik, qui semble habité, du moins pour l’instant, par bien d’autres désirs et bien d’autres ambitions. Et c’est justement dans cette figure du sacrifice que toute la beauté du portrait, offert par My Father is my Mother’s Brother,se dessine. Malgré sa situation, il est vital pour Tolik de prendre soin de sa nièce et de sa sœur; jour après jour, il est prêt à tout donner pour celles-ci. Si la petite Katya se retrouve bien devant une injustice, incapable de vivre son enfance comme elle le voudrait, de jouer avec celui qu’elle appelle « papa » ou de passer du temps avec sa mère, elle se trouve surtout prisonnière d’un drame qui la dépasse et qui est, du moins, pris en charge avec grand cœur par la seule personne qui puisse encore offrir un peu d’elle-même. Chaque scène, chaque instant capté par le film devient autant de moments privilégiés offerts en cadeau au spectateur attentif, à ce modeste spectateur profondément touché et affecté par la grandeur de son prochain, de celui qui est prêt à se sacrifier pour le bonheur de l’autre, pour répondre à sa vulnérabilité et son besoin de protection. My Father is my Mother’s Brother est un film qui reste en nous et nous habite, longtemps après, un film qui marque par son humanité et son ouverture, qui dépasse les clichés et les jugements faciles pour nous pousser à regarder le monde d’abord avec notre cœur.

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Les RIDM ont eu lieu du 8 au 18 novembre 2018. Ne manquez pas la troisième partie de la couverture de Catherine Bergeron, à paraître demain!
Article par Catherine Bergeron.