L’université est à juste titre considérée comme le réservoir de la connaissance où les professeur.e.s et étudiant.e.s s’unissent pour combattre les stigmates de l’ignorance et féconder le savoir. Mais là où l’intelligence prospère, l’orgueil, subrepticement, sème ses racines. Avec Royal, publié en 2016 aux éditions de Ta Mère, Jean-Philippe Baril Guérard nous invite dans l’univers vertigineux de l’aristocratie universitaire.

Source : site web des éditions de Ta Mère
« La faculté de droit de l’Université de Montréal est le dépotoir de l’humanité », ainsi s’exprime le Cousin Fred au protagoniste de l’histoire – il n’est jamais nommé – sur le point d’entamer son premier semestre en droit et qui, tout comme son devancier deux ans avant lui, se prépare pour la course au stage, terme euphémique pour désigner la lutte sanglante et presque bestiale qui aura lieu entre les différent.e.s membres de la cohorte pour obtenir un stage dans les cabinets prestigieux : symbole de suprématie dans le règne universitaire. Car s’il faut se fier à la déclaration outrancière du doyen imaginé par Jean-Philippe Baril Guérard : si vous êtes en droit, « vous appartenez déjà à l’élite de la société » (p.3). Or, pour ces privilégié.e.s gavé.e.s depuis l’enfance à l’excellence et au succès, appartenir à l’élite est à peine suffisant ; il faut faire partie du premier rang centile de l’élite, être en haut de la chaine alimentaire. Ici se dessine l’enjeu véritable du roman : l’obsession de la performance qui régit le cadre universitaire et le culte du GPA (Grade point average) qui lui est associé, signe d’élection qui détermine la valeur de l’étudiant. À travers la descente aux enfers de son (anti)héros, l’auteur nous présente les travers d’un milieu où la dépendance au Concerta et au Cipralex est endémique. Bienvenue au royaume des antidépresseurs et psychostimulants.
« Tes moments de crise n’apparaissent qu’en récit, froidement, donc de manière complètement inutile. Tu croyais que les bureaux de psy, c’était l’endroit où explosaient les pulsions, les émotions brutes.
Après quelques semaines, elle arrive à un constat. C’est presque la première fois qu’elle prend la parole. Elle dit que tu souffres d’une grosse pression de performance, sûrement à cause de tes parents.
Non, vraiment, connasse ? » (p.113)
L’univers décrit dans Royal donne une impression d’irréalité tellement les personnages mis en scène apparaissent déconnectés de notre quotidien. L’Université de Montréal se présente comme le haut-lieu d’une bataille entre les classes dominantes. Jean-Philippe Baril résume avec une grande acuité le schème de pensée de ces individus moulés dans le privé (Brébeuf comme passage obligé) et biologiquement constitués pour dominer, qui structurent leur vie selon des préjugés bien établis. À peine entré en relation avec ses collègues de bac, le narrateur leur assigne des sobriquets méprisants. À tour de rôle : il y aura le fif péquiste, la provinciale sportive, l’Italien du West Island, la fille du syndicaliste et le Carabin. Aucun ne sera nommé par son nom ou prénom, puisque nommé c’est humanisé, et l’amitié est proscrit dans ce monde qui se calcule en termes d’allié.e.s ou d’ennemi.e.s.
C’est avec cynisme et un humour désabusé que l’auteur nous guide dans ce monde de surcompétition. Bien sûr, on pourrait reprocher à l’auteur de forcer la note, jusqu’à la fausser quelquefois. Les dérives suicidaires du protagoniste prennent l’allure de problèmes névrotiques davantage que d’une incapacité à affronter l’échec. La personnalité à la limite du psychomaniaque, le héros semble bien un individu hors-norme, mais déraciné de la réalité. N’empêche, la trame narrative tisse bien les contours d’un récit puissant et désespérant. Il y a une sorte de fascination à suivre les tribulations de ce personnage antipathique et amoral, et nous nous surprenons à ressentir une sorte d’empathie devant son insuffisance lorsqu’il récolte un GPA (3.12) en deçà de ses attentes. Lorsque la tragédie survient, le récit se déplie et le protagoniste dérape. La solution pour échapper à son échec ? La mort. Il n’y aboutira jamais. Mais il ne parviendra jamais à se défaire du vide cosmique qui l’assaille, seule manière d’accepter sa médiocrité relative.
« Ton GPA est de 3,12.
3,12.
Le chiffre vient te frapper comme un élastique qui te pète au visage. Le sang quitte ta tête. Ta peau devient froide. T’arrives plus à trouver ton air. Quelque chose est en train de mourir en dedans de toi. Tu sens une douleur atroce à la tête. Tu te dis que c’est pas vraiment arrivé. La page dit toujours que ton GPA est de 3,12 quand tu rafraîchis, et que tu sais plus quoi faire. Il faudrait s’enfuir, mais le placage de bois sombre des murs du bureau se referme sur toi.
Peut-être que t’as pas d’avenir finalement. » (p. 54)
Les éditions de Ta Mère – toujours impeccable à la conception graphique avec le travail recherché de Benoit Tardif – frappent un grand coup avec la deuxième publication romanesque de Jean-Philippe Baril Guérard, Il nous tarde de découvrir les prochaines œuvres de ce jeune auteur hyperactif qui accumule les succès autant dans le théâtre que dans la littérature. De fait, à voir son travail des dernières années, c’est peut-être chez lui qu’il puise ce fantasme de la performance si accru dans ses personnages.
Jean-Philippe Baril Guérard, Royal, Québec, Les éditions de ta mère, 2016, 287 p.