Il est bien connu que le Salon du livre de Montréal, par sa vastitude et son achalandage, peut être source d’anxiété. Cette année encore, il a répondu à nos attentes. À l’occasion de sa 39e édition, le Salon du livre de Montréal a une fois de plus investi la place Bonaventure, invitant du 16 au 21 novembre 2016 près de 2000 auteur.e.s, et un millier d’éditeurs locaux et étrangers à venir faire la promotion de leurs livres.

La foule au Salon du Livre de Montréal
Source : page Facebook du Salon du livre de Montréal
Des séances de dédicaces ont été organisées pour les lecteurs et lectrices, ainsi que de nombreuses entrevues et tables rondes. Cette année, l’invité d’honneur était la littérature mexicaine, que huit auteur.e.s sont venu.e.s représenter, accompagné.e.s d’une bibliothèque de plus de mille titres. Afin de nous éviter une dérive infinie dans les rapides de la place Bonaventure, nous avons préféré adresser notre attention à une sélection d’événements divers, dont la plupart vous ont été proposés dans un article publié à l’Artichaut la semaine précédant l’ouverture du Salon du livre. C’est dire combien nous sommes cohérent.e.s avec nous-mêmes!
Actualité de Anne Hébert
La première rencontre à laquelle nous avons assisté a été une table ronde organisée à l’occasion du centenaire de la naissance de Anne Hébert, lors de laquelle la question de l’actualité de son œuvre fut abordée par Mélanie Beauchemin, Louise Dupré et Samuel Archibald. Julien Lefort-Favreau, codirecteur du cahier critique « Littérature » de la revue Liberté, a demandé aux trois auteur.e.s de préciser leur filiation littéraire à Anne Hébert. Mélanie Beauchemin, spécialiste des écrits de Anne Hébert, a affirmé que la recherche de « l’identité profonde – belle ou laide », ainsi que l’élan de révolte qui traverse les textes de l’auteure , lui ont permis d’accéder à une représentation plurielle et décomplexée de la féminité. Louise Dupré, poète et romancière, considérait pour sa part que la « déconstruction [et] l’expression de la jouissance » qui traversent l’œuvre de Anne Hébert, constituaient un point de rencontre entre leurs deux démarches. Samuel Archibald, pour sa part, avançait que son propre travail d’écriture était plutôt influencé par la manière dont l’auteure s’inscrivait en périphérie des genres littéraires, notamment en frôlant l’horreur ou le fantastique; motif narratif dont ce dernier affirmait qu’elle avait été l’une des premières de sa génération à développer. Durant cette table ronde d’une durée de 45 minutes, la dimension queer de l’oeuvre de Anne Hébert, la polyvalence de son écriture, de son potentiel révolutionnaire, autant que l’évidence de la teneur féministe de ses écrits ont été abordées, ce qui confirme que son œuvre valait encore et toujours la peine d’être lue.
En solidarité avec les écrivaines détenues politiques et
en hommage à Homa Hoodfar
Changement d’ambiance. Quatorze poètes, essayistes et romancières nous attendaient sur la scène de la Grande Place pour nous faire la lecture de lettres qu’elles adressaient à leurs consœurs détenues, torturées, ou assassinées pour leurs écrits politiques. Pendant plus d’une heure et demie, elles ont révélé au public le sort des femmes russes, chinoises, égyptiennes, iraniennes, turques, honduriennes et mexicaines qui ont subi des sévices suite à leurs diverses prises de parole. Ces femmes militaient contre les mesures autoritaires exercées par le gouvernement de leur pays, dénonçaient les dérives du patriarcat, ou critiquaient l’impérialisme de nombreuses corporations qui exploitent sans contrainte les ressources naturelles de leurs pays natals. Entrecoupé des performances musicales de la clarinettiste Lori Freedman, l’événement s’est conclu sur un hommage à l’anthropologue canado-irlando-irianienne Homa Hoodfar, détenue pendant 112 jours dans une prison iranienne. Germaine Beaulieu, représentante du comité Femmes du Centre Québécois du P.E.N. International s’adressait en définitive à la professeure libérée, affirmant « [qu’après] tant d’interrogations subies, il est maintenant à [son] tour d’interroger le monde. »

Photos des kiosques au Salon du livre de Montréal
Source : page Facebook du Salon du livre de Montréal
Écrire Je : narrateurs vulnérables et explorations formelles
Lors de la table ronde animée par l’écrivain et éditeur Pierre-Luc Landry, et organisée pour souligner la rentrée littéraire des éditions Triptyque, trois auteures, Alina Dumitrescu, Chloé Savoie-Bernard et Diane Vincent, étaient amenées à réfléchir sur le choix esthétique d’une narration à la première personne. Révoquant leur appartenance à une littérature dite « féminine », les trois écrivaines s’accordaient pour dire que le « je » permet d’atteindre une certaine authenticité, notamment en ce qui a trait aux expériences du corps. Le cimetière des abeilles, premier livre de l’auteure de 56 ans d’origine roumaine, Alina Dumitrescu, est un récit d’immigration. Expliquant cette tardive publication par un rapport ambigu à la langue – francophone défectueuse, roumaine distante –, le « je » dans Le cimetière des abeilles est à la fois très près d’événements biographiques et distant, de par le temps qui s’est écoulé depuis leur avènement. Dans le recueil de nouvelles Des femmes savantes Chloé Savoie-Bernard alterne entre l’utilisation d’une narration à la première et à la troisième personne. Si elle reconnaît jouer avec les limites entre la fiction et le réel, l’auteure présente l’écriture comme un espace pour donner la parole à d’autres voix que la sienne, à des femmes et des filles qui savent trop de choses, mais qui, bien élevées, se taisent. Quant à Diane Vincent, auteure de cinq romans policiers, l’écriture est un jeu stratégique. Puisque la narration à la première personne implique une focalisation sur un personnage – dans son dernier roman : Vincent Bastianello, policier – elle doit parvenir à faire progresser l’histoire par différentes astuces discursives. De plus, c’était pour Diane Vincent un défi que de se mettre dans la peau d’un homme lors de l’écriture. Défi pour lequel elle était prête après quatre romans rédigés du point de vue de la massothérapeute Josette Marchand et qu’elle a mené jusqu’au bout; le récit se déroulant entièrement depuis un lit d’hôpital. La question de cette table ronde était finalement celle de l’intime et de la manière avec laquelle une expérience racontée d’un point de vue personnel peut toucher le lecteur et la lectrice, ce qui est l’objectif de toute écrivaine, peu importe la forme qu’elle choisit pour y arriver. Portant moins sur la question de la vulnérabilité que ne le laissait entendre son titre, la discussion a permis de mettre en lumière la singularité des positions esthétiques de ces trois écrivaines.
Le livre féministe : vague de fond ou saveur du mois?
À la table ronde organisée par les Éditions de remue-ménage, qui célèbrent cette année leur quarantième anniversaire, c’est la question de la popularité croissante du livre féministe qui est abordée de front : est-ce que la diversité actuelle de livres touchant à des enjeux féministes témoigne d’un réel changement des mentalités et des pratiques, ou s’agit-il plutôt d’un phénomène commercial? La table ronde animée par la blogueuse et auteure Marianne Prairie (Je suis féministe, le livre) réunissait Valérie Lefebvre-Faucher, éditrice chez remue-ménage, l’écrivaine d’origine haïtienne Jan J. Dominique, qui a publié en 2016 L’écho de leurs voix, et Karine Rosso, membre du collectif de L’Euguélionne et codirectrice du recueil Histoires mutines. Alors que les fondatrices de la librairie féministe L’Euguélionne – qui ouvrira ses portes le 15 décembre prochain (1426, rue Beaudry, Montréal) – clament haut et fort la pérennité et la nécessité du livre féministe, il apparaît important de réfléchir à ce que sont un livre et une maison d’édition féministes. Comme l’a souligné Valérie Lefebvre-Faucher, une maison d’édition féministe est « une stratégie et non pas un idéal ». L’idéal serait que l’ensemble des maisons d’édition adopte des politiques de parité et une reconnaissance de la littérature des femmes. Toutefois, puisque cet idéal est encore loin d’être atteint, remue-ménage est une stratégie pour donner la voix à des auteures qui n’auraient peut-être pas publié autrement. En 40 ans d’existence, remue-ménage a permis la constitution d’une mémoire féministe et, selon l’éditrice, les textes contemporains sont la continuité de ce catalogue déjà volumineux. Le projet de la librairie L’Euguélionne – dont le nom est tiré du roman éponyme de Louky Bersianik – a pour mission de contribuer à cette logique d’accessibilité d’un savoir féministe. Karine Rosso soutient que le mandat de la librairie est de créer un lieu d’échanges et de dialogues, un espace pour découvrir le féminisme ou approfondir ses positions. Quant à Jan J. Dominique, elle exprimait non seulement sa joie de voir ouvrir une librairie féministe, mais soulignait également la nécessité de mettre en scène des personnages féminins forts et d’assumer la part politique de l’écriture. Elle affirmait croire sincèrement à cette vague de fond, dont elle a été témoin depuis les années 70, tout en soulignant la part de travail qu’il reste à accomplir pour une réelle reconnaissance des écritures féministes. La discussion de 30 minutes menait ainsi à sa conclusion logique: le livre féministe est bel et bien ancré dans la culture littéraire québécoise, tous genres confondus, ce que confirme l’ouverture éminente de L’Euguélionne.

Conférence sur la littérature féministe
Source : page Facebook de la Librairie L’Euguélionne
La quête de sens dans les romans contemporains
Il n’y avait plus une place de libre dans le Salon Confort TD, lorsque les têtes se sont retournées pour observer Yann Martel arriver au trot, quelques minutes en retard, à la table ronde où l’attendaient patiemment les écrivain.e.s Catherine Mavrikakis et Jean-François Beauchemin, ainsi que le libraire Jérémy Laniel, animateur désigné. Tandis que l’auteur de L’histoire de Pi déballait son sandwich, l’hôte proposa à ses invités d’ouvrir la discussion sans attendre en leur demandant d’exposer les motivations qui les avaient portés à écrire leur dernier roman. Oscar De Profundis, de Catherine Mavrikakis, s’inspire du sentiment que nous côtoyons – et nions – l’apocalypse à tous les jours, incarnée par la figure du sans domicile fixe. Non pas que ceux-ci en soient responsables, bien au contraire : leur souffrance serait le signe évident de l’effondrement du monde. Pour sa part, Jean-François Beauchemin expliquait que l’idée de son dernier roman d’anticipation, Le projet éternité, provenait d’un attrait pour l’avenir lointain, affirmant avoir été mis au monde « mille années trop tôt ». Enfin, Yann Martel, dont le dernier livre arborait le titre Montagnes du Portugal, affirmait que l’écriture de son dernier roman avait été motivée par un questionnement autour de la foi et de la souffrance. Alors qu’il ne restait plus que deux minutes au compteur, l’animateur prit une grande respiration et se retourna gravement vers ses invité.e.s. Sans rougir, il leva le menton et posa la question à cent mille piastres : à quoi sert la littérature contemporaine? C’est avec agilité que Catherine Mavrikakis a su surfer sur la courbe de ce grand point d’interrogation pour affirmer que, ce qu’elle recherche dans la littérature, c’est justement la fuite des certitudes. Multiplier les sens et les interprétations, perdre le lecteur et échouer sont pour elle les objectifs contradictoires de la littérature contemporaine. Jean-François Beauchemin, pour sa part, a entamé sa réponse par « l’écrivain est un mécanicien », ce qui m’a fait tomber dans la lune. Finalement, Yann Martel, qui finissait tout juste de mastiquer son sandwich, conclut la séance en déclarant que la littérature était au service d’une seule et grande mission qu’il comptait mener à bien, soit celle d’explorer la condition humaine. Applaudissements.
Confidence d’écrivaine
Samedi après-midi, Gilles Archambault a reçu à sa table Sophie Bienvenu, qui est venue discuter avec lui de son dernier livre publié chez Cheval d’août, Autour d’elle. C’est avec habileté que l’auteure est parvenue à récupérer les questions parfois trop personnelles de son interlocuteur, pour nous parler de sa démarche créatrice. S’inspirant de faits vécus, cette dernière a pris le pari de se démultiplier pour l’écriture de ce roman choral, en formant chacun de ses personnages à partir des fragments de sa personnalité, d’expériences, ou de rencontres. Brève rencontre qui s’est soldée par une affirmation : « l’écriture offre un sens à ma vie ».
En bref
Encore une fois, le Salon du livre de Montréal a su rassembler un nombre impressionnant de visiteur et visiteuses pour célébrer le foisonnant milieu de l’édition québécois. En effet, 115 000 lecteurs et lectrices de tous âges ont brossé de leurs bottes le long tapis de la Place Bonaventure pendant les six jours d’exposition. Il a été particulièrement réjouissant de constater l’intérêt qu’a suscité la nouvelle génération d’éditeurs québécois, notamment composée des éditions de la Peuplade, du Marchand de Feuilles, des éditions du Quartanier, d’Alto, et du Cheval d’Août; reconnus pour leur traitement attentif du texte et du livre. Cette année, le Salon du livre de Montréal accueillait pour la première fois la Foire des droits de traduction, preuve évidente que l’événement continue de gagner en importance et constitue, aujourd’hui plus que jamais, une plate-forme importante de diffusion et de promotion la littérature.
Pour toutes les informations sur le Salon du livre de Montréal, c’est ici.
Article par Philippe Richard Jean et Soline Asselin