Après l’énorme controverse entourant le dernier film de l’artiste québécois Dominic Gagnon, Of the North, qui avait été retiré de l’édition 2016 des Rendez-vous du cinéma québécois, la 35e édition du festival a proposé un événement tout en douceur et en partage : une leçon de cinéma voulant permettre au cinéaste de s’exprimer sur sa pratique des vingt dernières années et de dialoguer avec le public s’étant déplacé. Si un retour, évidemment nécessaire, a été fait par le cinéaste comme l’organisation du festival sur la malheureuse débâcle passée, c’est à des thèmes et à des films totalement différents que la leçon s’est intéressée.
Rien n’est plus d’actualité aujourd’hui que la récente élection américaine et les rebondissements, au jour le jour, que ce changement entraine aux États-Unis comme dans le monde. Partout on a parlé que l’ascension de Donald J. Trump s’est faite, presque subrepticement, avec l’aide d’un électorat discret, voire endormi, qui se serait réveillé grâce aux discours, insolites pour certains, longuement attendus pour d’autres, de ce nouveau candidat. Cet électorat, parfois catégorisé, à la générale, sous le terme de « Angry White Man », n’est toutefois pas tombé du ciel, et il semble entre autres que ce soit parce que celui-ci n’a pas été assez pris au sérieux que l’exploit de cette nomination a été rendu possible. La tournure de ce vote n’a, par contre, pas été une surprise pour l’artiste Dominic Gagnon, qui avait prédit, à sa manière, la montée d’un mouvement dont Trump se place, aujourd’hui, majestueusement comme la figure de prou.

C’est avec son long-métrage RIP in Pieces America (Reste en paix en pièces Amérique) (2009), réalisé juste avant la première élection de Barack Obama, que l’artiste Dominic Gagnon s’est pour la première fois intéressé à cet électorat invisible, invisible, en fin de compte, seulement pour la masse, qui ne prenait pas le temps, comme Gagnon, de le chercher et de l’écouter. En accord avec la pratique globale du cinéaste, RIP in Pieces America se présente sous la forme d’un casse-tête, comme un montage constitué d’une série de vidéos ayant été publiées directement sur le web par des individus, dans ce cas-ci des hommes, cherchant à faire passer un message. Les vidéos se recoupent toutes en ce qu’elles sont menées par des messages, souvent agressifs et horrifiants, visant à dénoncer des complots, à cracher sur le gouvernement et les immigrants, à promouvoir les armes à feu et l’autodéfense par la violence, à encourager la population à se construire des bunkers et à se préparer au pire. Dominic Gagnon explique que ce projet est d’abord né de la découverte fortuite de ces vidéos sur des sites de partage et ensuite, de la découverte d’une particularité technique du site, soit que les usagers pouvaient censurer ces messages et images en épinglant anonymement ceux-ci d’un drapeau. Ainsi RIP in Pieces America présente une série de vidéos ayant disparu, souvent rapidement, du web et ayant été sauvées, de manière in extremis, par l’artiste. Cette « obsession », selon le terme de Gagnon, pour ces messages, ces images, ces individus habitera alors l’artiste pour quelques années encore, entrainant la création de deux nouveaux projets, qui, chacun à sa manière, explorera de nouveau ces thèmes et ce contexte : Pieces and Love All to Hell (2011), s’intéressant pour sa part à des internautes féminines, et Big Kiss Goodnight (2012), s’arrêtant sur les vidéos d’un seul youtubeur.
Avec le recul que les années ont amené, il est en effet intéressant de voir que la trilogie de Gagnon sur le « Angry White Man » protectionniste, raciste, survivaliste acquiert aujourd’hui un nouveau statut. Ces vidéos, peut-être risibles, mais surtout effrayantes et inimaginables à l’époque sont aujourd’hui marquées de la lourdeur du réel, de l’horreur de la prémonition. Comme Dominic Gagnon l’explique, ces films n’étaient, à l’époque, que de simples documents; ils ne cherchaient qu’à laisser voir des opinions singulières, construites à un moment précis, dans une conjoncture précise; ces films n’avaient, comme dans l’ensemble de la pratique de l’artiste, aucune prétention à la vérité; or, avec la tournure des événements, ces documents ont aujourd’hui obtenu le réel statut de documentation, laissant échapper, au fond d’eux-mêmes, une certaine vérité et un lot d’informations qui n’ont jamais vraiment été prédits par l’artiste.

En lien avec la pratique globale de Dominic Gagnon, la trilogie du « Angry White Man » s’est développée, comme l’artiste l’explique, autour d’une obsession qui l’a habité pendant un temps. S’intéressant toujours à l’envers du mainstream (renversement ironique, aujourd’hui, s’il en est un) et à ce qui lui est étranger et éloigné, Gagnon explique que ces vidéos l’ont envahi, l’ont effrayé, l’ont aliéné. En accord avec sa vision de l’art, le cinéaste s’est donc mis à écouter encore plus ces hommes et ces femmes; il a essayé de les comprendre, et de vivre avec eux leurs obsessions, au point de les accompagner dans la dérive. Comme l’artiste l’explique, le cinéma est, pour lui, une manière de s’intéresser aux choses qui nous déplaisent sans nécessairement les incarner, une manière de ne pas chercher le vrai ou le faux, mais de s’intéresser à ce dont les gens parlent, à ces différents pans de la nature humaine. Dominic Gagnon explique : « J’approche toujours ces sujets sans aucun mépris, sans jugement. J’embarque complètement avec eux, je les écoute. C’est cela au final que ces individus cherchent, en mettant leurs messages sur le web, être écoutés ». Gagnon est conscient que son travail peut être quelques fois maladroit, mais il dit faire confiance aux spectateurs. Il affirme ainsi qu’il n’a jamais cherché à faire dans le domaine de la provocation, que s’il avait voulu prendre une telle direction, il aurait choisi des chemins beaucoup plus courts, chemins déjà entrepris par bon nombre d’autres artistes qui excellent déjà dans ce domaine. Ce qui intéresse Gagnon, au plus haut point, c’est finalement d’utiliser le web, cette nouvelle lunette sur le réel qui se trouve à la disposition de tous, de manière à poser, en accord avec le geste documentaire, un regard sur les autres, regard qui permet avant tout de retourner le miroir sur nous-mêmes. Gagnon ne cherche pas la vérité; il ne cherche pas, comme il l’explique, à faire un procès à quiconque; il s’intéresse à ce tout de manière à, peut-être, mieux comprendre qui est ce nous. L’artiste affirme ainsi être intimement mené par une quête d’humanité, la quête d’une beauté dans cet énorme chaos. Conscient de sa constante subjectivité, il dit proposer une vision du cinéma qui s’éloigne des présupposés simplistes de la prétendue véracité du documentaire et qui, après les nouveaux concepts d’artiste-entrepreneur et d’artiste-robot, reviendrait à une vision, peut-être romantique, de l’artiste-humain, cet artiste d’abord mené par ses choix, ses désirs, ses envies, ses attentes, ses craintes.

Si les films de l’artiste Dominic Gagnon sont très souvent des objets ambigus et si ouverts qu’ils finissent par donner naissance, au même moment, à plusieurs lectures contradictoires, il semble, au final, que, en lien avec sa vision du cinéma, ses œuvres et notre lecture finissent par parler, avant tout, de nous-mêmes. La situation sociopolitique actuelle, qui a permis de faire passer la trilogie de Dominic Gagnon du statut de document à celui de documentation, aura finalement rendu possible un second regard sur l’œuvre, souvent controversée, de cet artiste et aura permis d’offrir, grâce à la riche proposition des Rendez-vous du cinéma québécois, un moment nécessaire pour échanger, débattre et écouter, à notre tour, ce que cet individu, cet artiste, a à dire, à proposer, à partager.
La leçon de cinéma de Dominic Gagnon avait lieu le 23 févier dernier, dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois.
Article par Catherine Bergeron.