Il y a d’abord le plaisir porté à son acmé dans une chambre glauque par les gestes brutaux d’un amant originel, celui que la jouissance érige en une « cathédrale de fluides et d’organes, en un petit dieu de misère ». Après l’assouvissement, déjà reparaît le désir qui tambourine avec exaspération à la recherche d’un nouvel épanchement.
Cette scène inaugurale, gagnée à l’abri des flots déchaînés de l’océan, le narrateur la fantasme indéfiniment. Lui qui séjournait dans la ville natale pour y enterrer sa mère a fini, au détour d’une promenade incertaine, par s’y perdre. Son avidité charnelle l’amène à traquer la face anonyme de ce giton qui a happé son regard et embrassé sa nuit, son corps déjà oublié hormis le sexe qui a imprimé sa marque indélébile, comme un sarcome, sur la langue. Dans le dédale de la cité des turpitudes de Pornographia, il sombre. Chaque angle de rue, chaque visage crasseux d’un gigolo, d’une prostituée ou d’une camée, se magnifie dans le souvenir de cet amant unique, premier parmi toutes les âmes perdues mais toujours en fuite. Loin des hordes de touristes, le narrateur se glisse sous les arches et le long des ruelles mal éclairées, croisant le peuple anémié et las des petites passes et des grandes misères. La vie noctambule y est aussi terrible que ses songes emplis de marées d’enfants morts ou pervers, d’éboulis, d’excréments et de pourriture. Dans cette lutte acharnée pour reprendre à la ville son amant, il y laisse beaucoup : son esprit tout d’abord, abîmé dans de nauséabondes profondeurs, puis sa peau elle-même qui se couvre d’une lèpre dévorante. La menace alentour gronde, on le suspecte, le mot de malédiction égrène ses déambulations dans les entrailles de ciment et de bois putrides déterrées par l’écrivain Jean-Baptiste Del Amo.
Omniprésente et farouche, la ville est sise aux marges de la toponymie. On l’imagine perdue dans les Caraïbes, ses crépuscules trempés de rouge et de violet, étouffante de moiteur et charriant une épidémie olfactive. Elle est Notre-Dame-aux-Viscères, La Ciudad de la Corrupción, La Grande-Cadavre abritant ses tribus de petits morts, des putains-parasites qui s’installent pour mourir dans ses membres putréfiés de bêton. Dans les plis de sa chair, on y baise derrière les stores ou dans des cahutes de paille, la décharge y est rapide, le plaisir jamais rassasié.
Pour le lecteur, le fantasme est partout, inavouable et forcément coupable. L’hallucination qui l’excite s’installe à chaque détour de phrase, gangrène un paragraphe de ses reflets mordorés, comme des boyaux macérant au soleil. En témoignent les multiples variations, plantées à plusieurs reprises le long de cette sinueuse prose poétique, sur le corps pourrissant du giton. Dans le rêve inquiet et envahi de désir du narrateur, l’amant se fige en un dormeur du Val disputé sur le bord de la route par les insectes, les chiens et les charognards. Deux trous sanglants percent son flanc. L’horrible vision d’une jouissance achoppée à la mort embrasse dans le même temps la quête toujours recommencée du narrateur et la promesse de son insatisfaction hors de l’espace morbide d’un imaginaire fiévreux.

Crédit photo: Sylvain Norget
« Pornographia », ou selon sa racine grecque, l’art de peindre des tableaux de prostituées : la courte et délirante fiction de Jean-Baptiste Del Amo nous invite à emprunter les galeries de son musée des fantasmes écorchés. Sous l’égide du Sexe et l’effroi de Pascal Quignard, cité en épigraphe, l’auteur nous prodigue une langue baroque foisonnant de muscs, de bruits et d’attentats visuels, parfois jusqu’à l’écœurement adjectival. Des corps ravagés, des étreintes brèves où l’on se vautre dans la semence, la satisfaction dans le miasme et l’ordure : le spectre d’Hervé Guibert n’est pas loin, veillant sur l’écriture sensorielle de Del Amo qui, en 2011, a accompagné par la plume une publication des photos de l’auteur de La Mort propagande. Troublant écho : à l’origine, le texte de Pornographia devait être illustré par le photographe Antoine d’Agata. La compilation de ces cauchemars sexuels en aurait été sertie à merveille. Noyés dans la nuit des esprits de la santería, ces fragments textuels trouvent pourtant un accomplissement sans leurs pendants visuels : tels les œufs éclos de la mouche Calliphora vicina, ils grouillent à l’ombre de la trinité du dénuement, qui est aussi trinité de l’écriture : « la vérole, l’alcool, un coup de rasoir ».
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Pornographia, Jean-Baptiste Del Amo, Paris, Gallimard, 2013, 140 pages.
Article par Martin Hervé. Simoniaque – deale des scalps de saints, des mains sans gloire de voleurs, des lambeaux de peau scripturale où se déchiffrent les mots de Rilke : « Le beau n’est que le commencement du terrible ».