C’est en empruntant le chemin à la fois poétique et philosophique de la pièce Hiver du norvégien Jon Fosse, que la metteure en scène Aglaïa Romanovskaïa fait se rencontrer la danse et le théâtre. À travers l’exploration de ces deux langages scéniques, la démarche artistique de sa compagnie s’articule autour de la question de la narration dans les œuvres contemporaines. Présentée à la salle intime du théâtre Prospero, Hiver est la première production de la compagnie Rodramexport. C’est la deuxième fois cette année qu’une pièce de Jon Fosse est montée. En mai dernier, dans le cadre du festival OFFTA, Projet MÛ nous présentait sa relecture de la pièce Quelqu’un va venir sous la forme d’un laboratoire. Je ne répèterai pas toutes les raisons qui font qu’à mes yeux les textes de Jon Fosse sont trop peu montés sur la scène québécoise, mais je vous confie encore une fois toute l’admiration que j’ai pour cet auteur. La langue de Jon Fosse est singulière, poreuse, volatile et sous les pieds de ses personnages, c’est tout un monde qui gronde. La lecture qu’en a faite la metteure en scène Aglaïa Romanovskaïa nous replonge ainsi au sein de cet univers avec la pièce Hiver.

Un banc de parc. Une femme approche un homme. Il ne la connaît pas, elle ne le connaît pas non plus et pourtant elle s’accroche à lui. «Toi/oui/tu ne vois pas/Toi/tu ne vois pas/Tu ne vois pas/Je suis là/ta nana/ta nana/ta nana elle est là/tu ne vois pas». Elle ne le lâche pas et lui, même s’il affirme sans cesse qu’il va être en retard, reste avec elle. Ensuite, l’inverse se produit, un homme aborde brusquement une femme. Il l’attendait depuis longtemps, des heures peut-être des jours. Elle le reconnaît vaguement. Il la supplie de rester près d’elle. Elle reste. Hiver c’est l’histoire de plusieurs rencontres entre un homme et une femme. On y raconte cet instant, le face-à-face avec l’autre. Et nous, spectateurs, nous sommes témoins de ces moments de rencontre qui se construisent et se déconstruisent sous nos yeux. Mais avec qui la rencontre a-t-elle réellement lieu? Avec l’autre ou avec soi à travers l’autre?
Alors que la pièce de Jon Fosse ne contient seulement que deux personnages, L’Homme et La Femme, Romanovskaïa introduit dans sa mise en scène deux duos, chacun composé d’un homme et d’une femme. Le duo principal est incarné par un jeune comédien, Alec Serra-Wagneur, et une jeune danseuse, Milaine Deroy. La complicité entre les deux est visible et leur interprétation assez mature considérant leur jeune expérience. Le second duo (Kim Henry et Olivier Koomsatira) s’avère toutefois un peu plus fragile, moins incarné. Doubler les personnages n’est pas un choix anodin de la part de la metteure en scène. Par ce choix, Romanovskaïa illustre clairement le désir de démontrer la fragilité des identités : elles sont perméables, interchangeables, multiples. On comprend explicitement que les personnages sur scène sont liés intrinsèquement par quelque chose qui les dépasse, quelque chose qui fait de l’un, une partie de l’autre. Et par «explicitement» j’entends qu’on démontre très clairement cet enjeu grâce à une chorégraphie qui supporte le texte tout au long du spectacle. À ce propos, les acteurs exécutent leurs mouvements et leurs déplacements dans l’espace avec sérieux et rigueur, mais sans plus. Rien ne semble les habiter davantage. Je me demande si la chorégraphie n’a peut-être pas handicapé l’interprétation, le senti des acteurs et des danseurs. Est-il nécessaire d’illustrer à ce point tout ce qui est dit dans un texte? Les corps ne semblaient pas transpirer et vivre le texte, ils semblaient l’exposer, le démontrer, l’illustrer machinalement et plastiquement. On assiste donc à une danse très bien exécutée, mais non à l’histoire d’une rencontre entre un homme et une femme. De cette histoire, il nous restera peu de chose.
Aussi, un travail complexe de métissage des voix a été réalisé. En bordure de la scène, des voix hors champ font écho à celles sur scène. Elles créent une sorte d’alter ego aux personnages. On entend aussi parfois les voix des acteurs qui s’entremêlent à celles de leurs propres personnages. Un accent québécois, plus réaliste, s’arrache donc à la normativité de la langue de Jon Fosse, et percute parfois maladroitement sa poésie. On se demande encore une fois si toutes ces variations amènent quelque chose à la mise en scène, ou ne font que l’alourdir davantage. En effet, l’aspect répétitif et circulaire de la langue de Jon Fosse incarne déjà en lui-même l’état précaire et fragile dans lequel se trouvent les personnages. En additionnant toutes ces variations du texte à une chorégraphie complexe et mécanique, le spectateur se retrouve devant une multitude de signes qui tentent d’illustrer un texte déjà lourd de sens. Le texte de Jon Fosse aurait-il été un prétexte pour un laboratoire de théâtre-danse?
Il suffit parfois de naviguer tout juste à côté, à la lisière de ce qu’on tente de dire pour faire naître un événement, un sentiment chez le spectateur. A-t-on craint que le spectateur ne comprenne pas? Si les drames des personnages de Jon Fosse se trouvent à fleur d’eau, la lecture qu’en a faite Romanovskaïa les surexpose et les déploie explicitement. Ce n’est pas une question ici de discordance dans les choix de mise en scène, les choix semblent cohérents et réfléchis. C’est qu’il y a trop de choix, trop de signes. Tout est dit, tout est illustré.

Par contre, les passages lus en suédois de poèmes de Lars Norén qui traversent la pièce d’un bout à l’autre, semblent apporter quelque chose de précieux à la mise en scène. Ces passages sont rares, mais ils viennent déposer une aura de mystère sur la représentation qui nous fait rêver l’espace d’un moment. On ne comprend pas ce qui est dit et pourtant chaque son prononcé dans cette langue trouve son sens en nous. Le rapprochement fait entre Norén et Fosse n’est pas bénin. L’imaginaire du Nord traverse aussi la poésie de Norén. La vision du théâtre de Norén entre aussi en dialogue avec celle de Fosse de manière fondamentale :
«Le public et les acteurs doivent respirer ensemble, écouter ensemble. Dire les choses en même temps. Je préfère un théâtre où le public se penche en avant pour écouter à celui qui se penche en arrière parce que c’est trop fort.»
«Respirer ensemble», «écouter ensemble», voilà ce qui manquait à la mise en scène en générale. Le spectateur prend la position d’un observateur passif, comme si la scène et la salle étaient deux choses complètement séparées. Dans la pièce, cette impression a été amplifiée par le voile de tulle qui entourait la scène et sur lequel apparaissaient des projections. À la fin de la représentation, c’est sur ce tulle que fût projeté un genre de générique : le titre de la pièce, le nom de la metteure en scène ainsi que ceux des concepteurs. Mon impression générale a été confirmée à ce moment : le quatrième mur m’a happé de plein fouet.
——
Hiver de Jon Fosse était présenté du 22 octobre au 2 novembre à la salle intime du Théâtre Prospero. M.E.S. d’Aglaïa Romanovskaïa.
Article par Myriam Stéphanie Perraton-Lambert. Elle est de celles qui croient que le théâtre est un corps de résistance. Elle aime quand il nous met à l’épreuve et quand il dispose d’«explosifs insondables». Elle vous parlera trop souvent de Jon Fosse et de ses poètes scandinaves, mais c’est ce qui fait son charme.