Compte-rendu critique de Wigrum, premier roman de Daniel Canty paru chez La Peuplade le 3 novembre dernier. Attention! Cet article, au-delà de dévoiler certaines subtilités du texte, tente de faire du sens non pas tant par lucidité que par intuition.
Il m’a fallu un temps considérable pour enchaîner ces mots, pour me décider à écrire sur ce livre singulier. Force m’est d’admettre que je craignais de m’emporter dans de creuses jubilations et d’en alourdir cette critique, mais du temps naît la réflexion qui situe à son tour l’espace mnésique. Vous voyez que je m’emporte facilement? C’est que cet objet livresque m’y pousse, m’y force.
L’histoire? Peut-être celle de Sebastian Wigrum, collectionneur d’objets mystérieux et hétéroclites, qui sort de son logement londonien par une nuit d’octobre en 1944. L’étrange personnage, reflet mythique du voyageur aguerri, estime qu’« il est temps de retourner se promener dans la ville irréelle » (p.7). C’est à tout le moins ce que suggère le premier et unique chapitre intitulé « Un bureau sur la lune ». S’ensuit la préface d’un certain Joseph Stepniac, spécialiste de l’œuvre wigrumienne, qui, poursuivant ces traces, nous présente les objets d’un « collectionneur ordinaire ». Enfin apparaît le titre « Instructions au lecteur » qui renferme une présentation éditoriale de trois collections distinctes : la Collection du miroir attribuée sans équivoque à Wigrum lui-même, la Collection de Prague dont les descriptions « pourraient être de la main, métaphorique ou humaine, de Stepniac », et les Extraits de patience qui, quant à eux, retiennent potentiellement leur appellation d’une dénommée Clara, un nom qui hante ce livre.
Les histoires? Ce sont ces collections qui forment le cœur du roman. Disposés dans un ordre archaïque, les objets collectionnés sont présentés les uns à la suite des autres, accompagnés d’un bref descriptif de leur fonction et de leur histoire. Objets insolites aux parcours souvent oniriques, ils sont l’œuvre d’un imaginaire infini. Usant parfois de références réelles, d’autres fois réalistes, Canty met en place le procédé des boîtes chinoises (ou poupées gigognes) d’où émane suffisamment d’inventivité pour créer un monde en soi à chaque page : « Les noms des choses nous apprennent sur elles des choses que les choses ignorent d’elles-mêmes » (p.180).
Ainsi, du « Cavalier polygraphe » de Georges Perec ayant supposément servi à tracer l’arc narratif de La vie mode d’emploi, au « Kamicrayon, 1941 » se voulant un crayon distribué aux kamikazes japonais afin qu’ils écrivent leurs derniers mots, en passant par un « Poil de Yéti », ces objets, souvent perdus dans d’étranges conditions – incendies et inondations pour la plupart – empruntent autant de références littéraires que scientifiques et populaires. Et ces références n’ont de cesse d’outrepasser la frontière fiction/réalité à l’instar de l’appareil graphique qui s’étend dans les marges de la collection. En effet, les dessins d’Estela López Solís tapissent les contours du texte, illustrant les objets en question, souvent accompagnés d’apartés (traduction de phrases en d’autres langues, précisions biographiques, etc.) qui confèrent à la lecture une fraîcheur immersive qui relève directement du jeu.
Le lecteur passif peut prendre quelques-uns de ces courts épisodes loufoques et inventifs et apprécier l’œuvre d’un conteur chevronné. Globalement rédigés dans une langue efficace sans pour autant démunie de style, le corps du livre nous fait donc voyager dans mille et un lieux qui appellent à la curiosité : « La collection emprunte sa mystérieuse lumière à nos existences communes, et son art nous appartient en propre » (p.22). Il s’agit de se laisser porter par une fougue créatrice qui emprunte en quelque sorte à la fantaisie enfantine, qui propose de « croire en l’incroyable ».
Le lecteur actif, quant à lui, est rapidement submergé par les jeux de pistes. Qui écrit quoi? Où est la frontière entre la réalité et la fiction? Questions qui poursuivent avec acharnement la lecture jusqu’aux tout derniers mots : « Si je peux croire à toutes les histoires qui me sont contées, vous êtes aussi capables » (p.191). Cette phrase rend hors de tout doute la saveur fictionnelle du récit, elle confirme la célèbre maxime lacanienne : la vérité a structure de fiction. Mais comme si le « récit » n’était pas assez labyrinthique, les dernières pages du livre n’arrivent pas à se cantonner dans cette affirmation et, reprenant le procédé du début, se subdivisent entre une postface « Wigrum et Stepniac » (2008) et une apostille « Les extraits de patience » (2011), toutes deux signées par Daniel Canty. Et pour clore l’infernal gouffre métafictionnel, un index, « L’inventaire de la succession » présenté par Leroy Stein, s’ajoute à la toute fin. Je vois déjà vos sourcils se froncer en tentant de faire mentalement du ménage dans ce bazar narratif. Afin d’éviter les crampes faciales, je vous propose donc un schéma sommaire d’une possible lecture :
La question qui semble pourchasser le narrateur – toutes assises fictionnelles confondues – est celle de l’identité. Canty ne fait pas que créer des personnages qui s’animent dans le petit théâtre des mots, il va jusqu’à s’impliquer lui-même comme personnage. Cela a pour effet de complexifier la frontière fictionnelle au point de faire douter l’œil littéraire le plus aiguisé. Quel personnage existe vraiment, non pas tant dans la réalité, mais dans cet univers débridé? Autrement dit, qui écrit qui et plus spécifiquement, est-ce Stepniac qui invente Wigrum ou l’inverse? Ou encore cette dénommée Clara qui apparaît étrangement au début, au milieu et à la fin du roman, dans trois sphères diégétiques différentes ? Qui sont ces « éditeurs » qui signent les « Instructions au lecteur » ? Et encore, je n’ose évoquer le nom de William – un millionnaire cleptomane – dont témoigne Stepniac et à qui la lettre de Clara semble s’adresser…
Canty donne une réponse allégorique à toutes ces questions : « Puisque cet homme n’existe jamais seul, il n’existe pas. Par quelque détour que l’on passe, Wigrum ramène à Stepniac, et celui-là à l’autre […] Mais que l’un des deux soit davantage “réel” que l’autre, ou qu’ils désignent une troisième personne, qui ne soit ni l’un ni l’autre, ou les deux à la fois, rien ne permet de vraiment l’établir » (p.165-166). À la lumière de cette phrase, il serait vain de tenter ici de comprendre l’entièreté des fils narratifs. Je me range donc derrière la position de Canty-personnage qui affirme à la toute fin : qu’« à ce stade, je ne pouvais que jurer fidélité à la fiction réciproque de Wigrum et de Stepniac. Ils ressemblent aux personnages qu’ils représentent aux yeux l’un de l’autre, et leurs croisements sont féconds » (p.185). Et même plus, car celui qui écrit ces mots est un témoin de la fiction. Je ne peux donc affirmer que cette toile narrative et énigmatique tient à l’intérieur d’une première et d’une quatrième de couverture sur lesquelles le nom de Daniel Canty apparaît et affirmer avec certitude, comme n’importe qui n’ayant pas lu le livre, qu’il est le père de cet étrange objet livresque.
Ironiquement, tout cet appareil complexe ne représente qu’une « mince » partie du livre. Écrites dans un lyrisme qui tente de parachever le réseau narratif, ces parties (début et fin) témoignent hors de tout doute d’une volonté de berner le lecteur, de le faire douter et de le faire chercher. Cela fonctionne à merveille, car je tente encore de ficeler les intrigues.
Par conséquent, il me semble que certains passages sont justement trop lyriques, à tout le moins, ils connaissent des envolées langagières qui alourdissent parfois le propos. Malgré la spécification que j’ai préalablement établie, à savoir que ces passages sont dédiés à un lecteur actif qui cherche à produire du sens, je tends aussi à croire que les parties finales sont un peu trop chargées en termes de métafiction. Étant donné que les histoires qui habillent les objets se veulent déjà une série de tableaux composés d’effets de réel, je les retiens en tant que pilier de cette œuvre intrigante ; ce qu’il faut absolument découvrir de cet auteur prometteur. Et pour faire un peu de name dropping : c’est l’inventivité d’un Raymond Queneau qui, déambulant dans les allées du brocanteur Joseph Cornell, tombe face à face avec l’imaginaire de Tim Burton et plus fondamentalement celui de Jorge Luis Borges. Recherchant artéfacts et curiosités, ils finissent tous deux (l’inventivité et l’imaginaire) par aller prendre un café avec les complexes appareils narratifs typiques de Hubert Aquin ou encore de Vladimir Nabokov.
Tout au long de cet article, j’ai tenté de cerner et de rationaliser un procédé qui est d’abord créatif. De la lecture passive j’ai ainsi rapidement basculé dans l’active; dans le jeu d’énigmes. Cependant, je ne vois aucune autre façon de clore que de me résigner aux mots de Canty et de m’y insérer. Autrement dit, au-delà de citer le passage qui suit, je tente moi-même de pousser certaines limites et de m’insérer dans le « je » de l’énoncé – de le faire résonner comme s’il venait du plus profond de moi-même : « [je] me plais à croire que les dessins d’Estela López Solís qui remplacent aujourd’hui les photographies de Gregory Ronczewski sont l’exacte réplique des objets eux-mêmes, et je voudrais que ce miroir derrière lequel on découvrit la collection porte une variante de l’inscription qui accueille Dante en Enfer : “ Vous qui entrez en cette fiction, abandonnez tout l’espoir d’en revenir” » (p.174).
À découvrir, mais pas sur une plage.
Wigrum, de Daniel Canty, La Peuplade, 2011, 202 p.
Article par Sébastien Ste-Croix Dubé.