La perception et la cognition comptent parmi les termes fondateurs en arts visuels: la nature du regard et la relation entre le sujet-percevant et l’œuvre constituant la grammaire et le vocabulaire de toute pratique artistique. Une thématique subtilement déclinée dans l’exposition Point de vue / point de fuite, présentée par le duo d’artistes IvanovStoeva (Dimo Ivanov et Sonia Stoeva) à la Galerie Art Mûr du 7 novembre au 19 décembre 2015.
Une œuvre d’art est une unité complexe, parfois difficile à appréhender, dont l’essence réside dans la relation créée avec son spectateur. De ce dialogue naissent, pour le meilleur comme pour le pire, diverses interprétations sémantiques. Hélas, ces interprétations sémantiques s’érigent fréquemment en dogmes et viennent trop souvent faire de l’ombre à l’œuvre en soi, mais aussi à la relation intime qu’elle entretenait avec son spectateur. On rédige des textes que l’on classifie en mots-clés, bref, en négligeant trop souvent l’enjeu principal de toutes pratiques en arts visuels : la perception.
Sur ce point précis, le duo d’artistes IvanovStoeva a fait fort. En montant à l’étage de la Galerie Art Mûr, dans la salle complètement au fond à gauche, on est d’abord confronté au titre de l’exposition inscrit au mur, «point de vue / point de fuite», d’une poésie intrigante. Par la suite, on entre dans une pièce plongée dans l’obscurité pour découvrir des images lumineuses, mais aussi des installations vidéo et un trou lumineux au mur dégageant de la fumée. L’immersion que génère ce dispositif est troublante, car d’ordinaire, les musées et galeries sont des whitecubes éclairés aux néons.
La première œuvre, portant le même titre que l’exposition, nous invite à fixer l’horizon. Il s’agit d’un horizon mouvant, mais ayant pour centre un point fin. Comment décrire ce que l’on regarde autrement que de façon suggestive, peut-on seulement décrire structurellement cette œuvre ? Le cartel nous sera d’une grande aide: «Miroir, DEL, lentille linéaire de Fresnel». Au premier coup d’œil, on distingue une forme qui évoque soit l’écran, soit le tableau. Mais il ne s’agit véritablement ni de l’un ni de l’autre. Cette méthodologie de fabrication se retrouve dans plusieurs œuvres de l’exposition, mais toujours avec des subtilités : «Miroir, DEL, lentille lenticulaire de Fresnel, écran de projection arrière» ou «DEL, écran de projection arrière, plexiglas, couverture de secours». Cet imaginaire technique surprenant bouleverse notre conception de l’objet, ou plutôt de l’œuvre, pour nous amener à une introspection perceptive.

Vue de l’exposition Point de vue / point de fuite, IvanovStoeva – Point de vue / point de fuite (2015), à la Galerie Art Mûr du 7 novembre au 19 décembre. Crédit photo : Michael Patten.
De cette introspection perceptive naît le dialogue avec l’œuvre. En faisant un pas vers la droite, ou vers la gauche, on change l’impact lumineux dans notre œil. Notre position influe donc sur l’objet. Et ceci est troublant dans la mesure où ce dernier n’est pas clairement défini. Alors, pour pallier au caractère mystérieux de la proposition, on construit en regardant.
L’exposition comporte également deux installations-vidéos composées de quatre écrans chacune. L’une dont les écrans se déploient au mur avec un montage en croix carrée, l’autre constituant presque un cube sur un socle. La première donne à voir des motifs hypnotiques, à la limite de la structure d’un phosphène. La deuxième représente le duvet cotonneux des nuages, que l’on observe en prenant l’avion lorsqu’il les dépasse pour nous les faire voir de haut, éclairés par le soleil. Les quatre écrans projettent la même chose, à différents intervalles.
Et, enfin, vient la dernière œuvre, que l’on aurait également pu considérer comme la première si l’on avait commencé de gauche à droite. Un trou énigmatique dans le mur, éclairé d’une lumière verdâtre et bleutée, diffusant de la fumée de façon continue et portant le titre Espace tangible (2015). Quoi de plus signifiant pour nous remémorer la nature de notre œil, dont la pupille n’est rien d’autre qu’un trou projetant sur les objets un sens, une appartenance, un mot, une perception ?

Vue de l’exposition Point de vue / point de fuite, IvanovStoeva – Espace tangible (2015), à la Galerie Art Mûr du 7 novembre au 19 décembre. Crédit photo : Michael Patten.
Dans cette exposition, nous observons une poésie de l’indicible et un esthétisme doux mais signifiant. Une sorte de vapeur qui viendrait se déposer lentement sur nos yeux ébahis, aussi spontanée et onirique qu’une lumière. Réfléchir le support et son acceptation, pour nous faire redescendre dans les profondeurs de la perception et du lieu de présentation, c’était le pari risqué de cette exposition. On peut dire que le pari a été relevé. En outre, l’exposition nous fait naviguer entre les multiples définitions du mot «écran», ici recueillies sur le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales: écran de fumée (fumée produite pour dissimuler des opérations de troupes, de navires), faire écran (le brouillard nous envahit et fait écran entre ce spectacle champêtre et nous) ou l’écran en tant que tel (surface faisant arrêt, sur laquelle peut apparaître l’image d’un objet). C’est très certainement le tournant sémantique de l’exposition: ne faisons-nous pas écran au monde extérieur, tapis dans l’ombre et fascinés par la lumière ? À moins que nous n’acceptions de méditer patiemment à la recherche d’une idée transformatrice par les chemins sinueux de l’introspection? À vous de juger.
L’exposition Point de vue / point de fuite du duo d’artistes IvanovStoeva (Dimo Ivanov et Sonia Stoeva) est présentée du 7 novembre au 19 décembre 2015 à la Galerie Art Mûr, située au 5826 rue St-Hubert, à Montréal.
Article par Alban Loosli.