Mélanie Leclerc, dont la première bande dessinée Contacts (2019) a reçu des critiques élogieuses ainsi que le Grand Prix de la Ville de Québec en 2020, publie avec Temps libre, chez Mécanique générale en novembre 2020, une deuxième œuvre portant sur l’identité, la famille et le rapport à l’image. Soulignons d’emblée que cette seconde bande dessinée offre une riche réflexion sur la création, sur sa potentialité et la précarité de son existence.
Cette narration de l’acte créatif s’étend naturellement sur les spécificités propres au médium de la bande dessinée, qui combine les procédés littéraires, les techniques cinématographies et les styles caractéristiques des arts visuels. , gravant à la main par-dessus les images capturées sur la pellicule, qui forment alors une suite de cases et de cadres. L’élaboration de son film est doublement exigeante: tant par sa conception artisanale excessivement coûteuse que par l’émotion entourant le choix de son sujet soit l’avortement du rêve naissant de sa marraine de devenir comédienne au théâtre à cause de la maladie d’Alzheimer.
La protagoniste en vient à marcher sur des traces incertaines de sa marraine à mesure que le doute entourant son projet artistique devient plus patent, qu’elle se demande de plus en plus si elle pourra véritablement le mener à terme malgré tous les aléas de son existence d’adulte. Alors que Contacts dévoile le rôle de ses influences masculines, qui ont contribué à sa passion pour l’image[i], Temps libre, en se centrant sur sa marraine et d’autres femmes de sa vie, ébauche naturellement une réflexion féministe contemporaine autour du temps disponible pour la création artistique. Ce dernier s’oppose au travail invisible quotidien et à la charge mentale, encore majoritairement associés à la sphère du féminin et donc attribué à sa responsabilité dans le cadre de notre société.
En outre, réfléchit à la responsabilité et à l’humanité derrière tout projet artistique, tant sur son rôle lumineux de transmission et de partage d’une étincelle intérieure que sur ses limites et ses écueils. La progression de la maladie chez sa marraine s’oppose à son désir créatif, à ses responsabilités familiales, à ses opportunités professionnelles et, ultimement, à son rêve. Ainsi, on retrouve une parfaite cohérence entre le propos et la pertinence du regard de l’œuvre, qui adopte un regard marqué d’un recul sur ce qui constitue normalement l’arrière-scène du théâtre de la création, de la société.
L’ensemble est appuyé par un visuel expressif, souvent lumineux et superbe à regarder, qui capte les nombreux moments où l’émotion occupe le centre de la séquence. À l’image des cases dévoilées par la pellicule, réalistes jusque dans l’illusion de flou de la caméra, la succession des dessins se situe à parfaite mesure entre l’expressivité propre à la bande dessinée et la maitrise de la photographie à saisir l’image et le mouvement. L’absence de cadres visibles à la plupart des cases permet de traduire avec brio l’état d’esprit des personnages: le casse-tête mental de la marraine lorsqu’elle oublie, les doutes qui envahissent la protagoniste, etc. L’expérimentation et le renouvellement visuels, aussi à l’image de l’accomplissement artistique que sous-tend tout ce récit, rendent fluide le changement d’échelle de plan à la manière du cinéma en offrant des transitions dynamiques. Les dix chapitres se succèdent efficacement et illustrent bien comment le temps libre tend sans cesse à être occupé de tâches, de travail, de moments en famille, de soupers entre ami.es, d’événements imprévus…
Entourée à la fois des classiques et autres publications achevées qu’elle doit placer, dans le cadre de son emploi à temps partiel, à l’intérieur d’une bibliothèque, ainsi que d’autres artistes parmi son groupe d’ami.es, elle est naturellement stimulée, émerveillée et portée vers la création. C’est cependant une importante pression que de réaliser son œuvre et de trouver du temps et de l’énergie, alors que le syndrome de l’imposteur se manifeste couramment chez les jeunes femmes et vient questionner leur identité d’artiste, le domaine étant davantage associé au masculin. Finalement, l’image de la courtepointe et le personnage de Thierry Ledoux-Champoux, qui a le mieux réussi dans le domaine des arts, exposent l’importance contemporaine de la récupération[i] où les liens qu’on tisse entre plusieurs fragments narratifs s’intègrent pleinement au processus de création. Ainsi, cette bande dessinée se pose comme la récupération du projet cinématographique, réussissant parfaitement son hommage à sa marraine, qui se révèle être le point de départ de sa réflexion et de son lectorat.
Mélanie Leclerc, Temps libre, Montréal: Mécanique générale, 2020, 176 pages.
Article signé par André-Philippe Lapointe, candidat au doctorat en sémiologie à l’UQÀM.
[i] Contacts débute en mettant en scène une relation père-fille touchante. Son père Martin Leclerc a été photographe et caméraman. Il a travaillé avec le célèbre réalisateur Pierre Perrault, auteur de Pour la suite du monde (1962). Son grand-père, encore plus connu, est Félix Leclerc. Ses autres influences artistiques sont essentiellement masculines (Eugene Smith, Henri Cartier-Bresson, etc.).
[i] Depuis les années 2000 et tout particulièrement dans la dernière décennie est visible l’importance du recyclage culturel, tant dans la théorie entourant la culture populaire qu’ à l’intérieur de ses productions. Il s’agit de la réutilisation volontaire d’éléments narratifs d’œuvres existantes qui sont souvent réactualisés pour éclairer nos réalités contemporaines.