Un ami me l’avait prêté lorsque j’avais aperçu l’objet nonchalamment laissé sur sa table de travail : un petit livre d’un jaune criard, avec un titre tout aussi tapageur, qui portait, en sous-titre, une étonnante inscription: slam western sur l’inceste. Dans un voyage Montréal-Québec, j’avais tourné les pages jusqu’à la fin, incapable d’interrompre cette parole enfin décidée à exister sans être coupée. Inutile de tenter d’éviter les clichés : l’œuvre de Pattie O’Green est de celles qui bouleversent. Écriture performative s’il en est une, sa lecture m’aura non seulement touchée, mais aura contribué à transformer mon regard – ma perception de l’univers social dans lequel j’évolue et duquel cette œuvre est également issue.
Publié aux éditions du remue-ménage en 2015, « Mettre la hache » est le témoignage d’une femme ayant vécu l’inceste, ainsi que la description de son parcours vers une possible guérison. C’est aussi une critique cinglante de la culture du viol et de ses ramifications, un dévoilement de ses mécanismes et une réponse aux discours et attitudes qui la fondent. Il n’est d’ailleurs pas hasardeux que l’œuvre eut été publiée lors d’une année qui aura vu émerger le mouvement #AgressionNonDénoncées et qui aura connu de nombreux débats entourant les témoignages de victimes d’agressions sexuelles. La voix de O’Green vient ainsi s’ajouter à celles de plusieurs autres, contribuant à leurs donner force et pouvoir.
Dans un style tantôt lyrique, tantôt humoristique et critique, l’auteure invite le lecteur à entrer dans le gouffre de l’inceste, nous racontant les agressions subies dans son enfance et les mécanismes de défense développés pour y survivre. Elle nous parle de sa sœur Claudine réfugiée dans la folie, des étapes de sa propre convalescence et de la vie qui continue entre voyages, amours et famille. La gravité du thème n’est jamais ici synonyme de lourdeur. Sans emphase pathétique, le style, fluide et vif, place le lecteur dans un état ambigu où humour, joie et tristesse s’agencent. La forme même de l’œuvre, avec ses jeux typographiques et la présence des œuvres de la graffeuse française Delphine Delas, est plutôt dynamique, voire ludique. Ce jeu formel ne nous éloigne cependant pas de la portée critique du texte, au contraire ; il tend à la vivifier, donnant aux mots la force et la « joie des grandes colères réparatrices », soulignant au passage le caractère paradoxal de plusieurs discours entretenus aux sujets des victimes d’agressions sexuelles.
Bien que certains doutent de la capacité de l’art à produire un effet politique, ou de la portée d’une œuvre fictive en ce qui concerne des débats collectifs, il est indéniable qu’un texte comme « Mettre la hache » dépasse le fait divers ou le simple divertissement. Comme pour corroborer le slogan féministe le privé est politique , l’histoire singulière de O’Green renvoie à celle du plus grand nombre. Mettre la hache présente le viol, non pas comme un fait isolé ou accidentel, mais comme phénomène symptomatique de tout un système. La culture du viol y devient représentative de toute culture qui en son fonctionnement permet les agressions et le silence qui les entoure. Se questionnant sur la folie de sa sœur, O’Green écrit : « je me rends compte que ce ne sont pas les agressions qu’ELLE a subies qui l’ont rendue « folle », mais le fait que le monde exige d’ELLE qu’ELLE s’exprime à ce sujet avec CONVENANCE ». C’est le doute systématique que l’on fait planer sur chaque dénonciation, c’est la convenance et la prudence qui imposent aux victimes de vivre avec l’invivable et de communiquer intelligemment l’indicible qui perpétuent et permettent l’agression. « J’ai entendu dire à Radio-Canada que ce n’était pas tous les viols qui étaient violents : des fois on se fait violer doucement », écrit O’Green pour souligner l’absurdité de tels propos. Le viol doux, l’inceste trendy et le mythe des jeunes filles violées capitalisant sur leur viol sont quelques-uns des lourds préjugés que l’auteure travaille à déconstruire. Elle nous rappelle aussi que le consentement n’est pas qu’affaire de sexualité et qu’il se retrouve dans tous les aspects du vivre-ensemble. Les enjeux qui le concernent s’infiltrent dans de menus détails comme le baiser à grand-maman qu’on oblige un enfant à octroyer ou dans l’acte de toucher le ventre d’une femme enceinte à qui l’on n’a jamais même parlé.
De manière plus large, c’est aussi au dangereux positivisme de nos sociétés que s’attaque l’auteure. « Le jour où l’on va affirmer, en tant que société, que les maladies mentales ne sont pas des pathologies, mais qu’elles sont des résistances, ce sera le début de la fin des plus grandes violences », écrit-elle. Du même coup, elle critique la tendance de la psychiatrie à vouloir tout contrôler et médicaliser, ainsi que notre propre tendance à éviter de ressentir. Dans une lettre à Bouddha, O’Green nous rappelle que le « détachement zen est DANGEREUX » et s’inquiète des réels bienfaits des techniques de yoga et de méditations à la mode. Tout cela ne serait peut-être que stratégies pour fuir les choses qui en nous souffrent ou dérangent, sans leur laisser la place d’exister. En somme, elle nous met en garde contre la tentation de l’anesthésie. Heureusement, par sa langue rodéo, Mettre la hache vient plutôt nous éveiller. O’Green y agit réellement comme une cowgirl qui lutte, non pas pour s’approprier un territoire, mais pour se réapproprier son propre corps « de manière intime et singulière, mais aussi sociale et politique».
Seul l’emprunt au slam vient parfois alourdir la lecture. Les nombreuses rimes et répétitions, qui sont assurément intéressantes dans une lecture orale, perdent leur force à l’écrit et deviennent, par moments, mécaniques. Pour le reste, Pattie O’Green use réellement de sa parole comme d’une hache qui fend en deux le doute, les préjugés, les apparences et la convenance pour laisser apparaître la nature du voile. Elle nous convie à entrer dans « l’autre chair du monde, celle à propos de laquelle Merleau-Ponty n’a jamais écrit ». Une chair douloureuse, mais dont la réalité ne doit pas être occultée.
Lire Mettre la hache, c’est avoir également envie de la manier à notre tour. C’est se souvenir que « nos luttes ne sont pas de vaines bagarres », mais qu’elles ouvrent plutôt des « espaces pour respirer, pour penser, pour exister».
Article par Catherine-Alexandre Briand.