Notre image restera toujours problématique, pour nous-mêmes comme pour les autres. Ce que nous sommes, ce que nous pensons être aux yeux des autres, ce que les autres pensent que nous sommes. Nous pouvons bien essayer de nous dire que cette image n’a pas d’importance, mais nous nous mentirions, trop apeurés de voir à quel point elle reste difficile à contrôler. Nous ne pouvons alors peut-être qu’accepter qu’elle est volatile, que nous n’avons que le pouvoir de la négocier constamment, de la remettre en question, de la manipuler. Mais que se passe-t-il lorsque l’image que nous avons réussi à créer pour nous-mêmes nous envahit complètement, nous emporte au point que nous ne pouvons plus être rien d’autre ? Que se passe-t-il quand les autres ont le pouvoir de notre image ? Ou quand l’image que nous désirons pour nous-mêmes est refusée et repoussée par ceux que nous aimons ? Présentés lors de l’édition 2017 des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), les œuvres de Pacho Velez et Sierra Pettengill ainsi que de Mitchell Stafiej, The Reagan Show et The Devil’s Trap, proposent, chacune à leur manière, l’univers de personnages coincés dans cette tourmente, dans cette négociation dont ils ne sont que partiellement maîtres. Si les mondes de ces personnages s’avèrent uniques en leur genre, l’essence de leurs problèmes reste, elle, pertinente pour la réalité de tout un chacun.
Projetée en présentation spéciale aux dernières RIDM après avoir été présentée au grand festival Tribeca, l’œuvre de Pacho Velez et Sierra Pettengill, The Reagan Show (2017), s’établit comme un film de montage entièrement constitué d’archives, tenues entre elles sans aucune voix narrative, qui dresse un portrait relativement intime de Ronald Reagan lors de ses mandats à la présidence américaine. Les cinéastes construisent leur récit en mélangeant au portrait déjà tissé par les médias de l’époque des images tournées par l’équipe de Reagan, qui s’affaire alors à enregistrer les moindres faits et gestes de celui-ci. Ces images montrent ainsi les communiqués envoyés à la nation, tout en laissant voir la préparation du président, ses erreurs, ses multiples prises, ses réactions cachées. Les images ne pénètrent toutefois jamais vraiment l’intimité de l’homme d’État, s’arrêtant à ce que l’équipe pensait bénéfique pour l’image de celui-ci. Le récit, sous forme chronologique, va s’intéresser en lui-même à l’évolution de ce célèbre acteur hollywoodien en tant que chef du pays, un chef d’abord aimé et adulé, ensuite pris dans les tourmentes des questions nucléaires avec son homologue russe, Gorbatchev, et enfin respecté jusqu’à son ultime départ de la Maison-Blanche. C’est la guerre avec Gorbatchev, guerre relative au programme de défense nucléaire de Reagan, appelé Star Wars, qui arrive comme la véritable mise à l’épreuve du président et de son équipe. Pendant cette période, les critiques véhémentes des médias envers Reagan poussent son équipe à tout faire pour empêcher celui-ci de s’adresser aux médias, de peur qu’il dise une bêtise lourde de conséquences. Le film propose ainsi que le poste de président des États-Unis aura finalement été, pour cet acteur, son plus grand rôle, impliquant du même fait que cet homme n’était peut-être, pour le pouvoir en place, qu’une marionnette de grand charisme et de grand charme, qui savait bien lire et interpréter les textes qu’on lui donnait. Si la réalité derrière ce moment de l’histoire des États-Unis est en effet captivante, The Reagan Show perd malheureusement vite son potentiel critique, proposant une œuvre tout aussi spectacle que les médias, et tout aussi séduite par le charisme de l’homme. Avec son absence de commentaire, le film finit par articuler la critique faite à l’image de Reagan, celle d’un homme d’État inséparable de son image d’acteur, à travers les médias de l’époque qui, déjà, questionnaient cette dernière et affirmaient haut et fort que jamais le travail d’un président des États-Unis n’avait été autant pensé et jugé comme une performance. L’œuvre arrive ainsi avant tout comme un constat, qui a le mérite de se révéler à un nouveau moment charnier où l’histoire se répète, tout en se complexifiant à l’ère des médias sociaux. Aujourd’hui, le « Make America Great Again » de Ronald Reagan résonne et, avec lui, l’affirmation lancée à l’époque par un animateur ou un invité à la télévision: « cet homme a en effet la capacité de nous mener, mais la question reste au final de nous mener où et comment ? ».

Présenté aux RIDM 2017 après sa première mondiale au festival de documentaire CPH:DOX, The Devil’s Trap de Mitchell Stafiej se présente comme le portrait de Lane, un homme dans la mi-vingtaine, qui cherche à renouer avec ses parents après avoir été excommunié, à l’âge de dix-huit ans, de l’église fondamentaliste chrétienne les Frères de Plymouth (« Exclusive Brethren »), où il est né et a grandi. À la manière d’un road movie, le film traverse différentes villes canadiennes et américaines où l’église a disposé ses sanctuaires et où, plus jeune, Lane est venu avec sa famille. À travers ses différents arrêts, Lane rencontre un vieil ami, lui aussi né dans l’église et ayant quitté par choix; il pénètre dans l’une des maisons de son enfance; il tente d’assister, sous de fausses raisons, à une réunion des Frères; et il finit par aller à la rencontre de sa famille, qui refuse de prendre contact avec lui depuis qu’il a quitté l’église avec l’intention de se joindre à l’armée. L’œuvre devient rapidement une incursion dans la psychologie de cet homme, marqué par son enfance et son adolescence, toutes deux bouleversées par les grandes restrictions de l’église, qui interdit tout contact avec le monde extérieur, même à travers la musique et le cinéma, et par les abus de ce groupe fermé, qui a laissé à lui-même ce jeune garçon abusé sexuellement par un membre haut placé. C’est ainsi son présent que Lane doit négocier, qu’il doit affronter, lui, coincé entre les horreurs de son passé et les manques de son présent, entre son besoin de s’éloigner de cette secte et son besoin de renouer avec sa famille qui y est toujours, entre l’image que sa famille a de lui et l’image qu’il cherche à offrir au monde extérieur, ce monde qu’il ne connait pas encore entièrement. Il se sent incomplet; il cherche à revoir sa mère, à parler avec elle, avec son père, son frère et ses deux petites sœurs, mais le monde extérieur leur est interdit. Tant que Lane choisira sa voie, une voie qui lui ressemble, tant qu’il choisira l’image qu’il désire de lui-même, sa famille verra en lui l’image du démon et du Mal. Un choix cauchemardesque, s’il en est un. Si l’œuvre de Stafiej reste assez prudente, créant, par des situations, un personnage consistant qui serait avant tout caractérisé par l’effet dévastateur que son passé a sur son présent, c’est finalement surtout l’humanité et la grande beauté intérieure de cet homme qui nous touchent droit au cœur, loin de tout blâme ou de toute haine envers ceux qui l’ont blessé et qui continuent de le faire. C’est dans ce moment de pure tendresse qui apparait, par surprise, à la toute fin du film que se déploie, à mon avis, la véritable force de ce portrait. Sans même qu’une caméra soit présente pour filmer la scène, Lane rencontre enfin son frère, Lee, et la femme de celui-ci. Mais aucune connexion n’est possible puisque les lois que chacun se sont données restent inconciliables et l’image qu’ils construisent d’eux-mêmes s’avère incompatible avec les attentes de l’autre. Comment alors reconnaitre son propre frère? C’est finalement dans l’image même de l’amour inconditionnel qu’ils arrivent à se retrouver: à la vue de la photographie de Claire, la fille de Lee, celle que Lane n’a jamais vue auparavant, mais qu’il considère déjà et toujours comme sa nièce, les deux hommes tombent en larmes dans les bras de l’autre. L’amour aura finalement triomphé de la haine. Voilà, selon moi, la véritable force de ce portrait, là où aurait dû résider le véritable message de ce film. Voilà où réside le message derrière toute cette folie.

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Les Rencontres internationales du documentaire avaient lieu du 9 au 19 novembre 2017. Lisez ici le reste de notre couverture.
Article par Catherine Bergeron.